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Analyse du phénomène magique - Analyse des explications idéologiques de l’efficacité du rite

Page 97Mauss JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Nous avons rencontré, dans notre relevé des représentations magiques, les idées par lesquelles tant les magiciens que les théoriciens de la magie ont voulu expliquer la croyance à l’efficacité des rites magiques. Ce sont : 1º les formules de la sympathie ; 2º la notion de propriétés ; 3º la notion de démons. Déjà nous avons vu combien peu ces notions étaient simples et comment elles chevauchaient constamment les unes sur les autres. Nous allons voir maintenant qu’aucune d’elles n’a jamais suffi, à elle seule, à justifier, pour un magicien, sa croyance. Qu’on analyse des rites magiques, pour y trouver l’application pratique de ces diverses notions, et, l’analyse faite, il reste toujours un résidu dont le magicien a lui-même conscience [1].

Observons que jamais aucun magicien, aucun anthropologue non plus, n’a prétendu expressément réduire toute la magie à l’une ou à l’autre de ces idées. Ceci doit nous mettre en défiance contre toute théorie qui essayerait d’expliquer par elles la croyance magique. Observons ensuite que, si les faits magiques constituent bien une classe unique de faits, ils doivent remonter à un principe unique, seul capable de justifier la croyance dont ils sont l’objet. Si à chacune de ces représentations correspond une certaine classe de rites, à l’ensemble des rites doit correspondre une autre représentation tout à fait générale. Pour déterminer quelle peut être celle-ci, voyons dans quelle mesure chacune des notions énumérées ci-dessus manque à justifier les rites auxquels elle est spécialement attachée.

1º Nous soutenons que les formules sympathiques (le semblable produit le semblable ; la partie vaut pour le tout ; le contraire agit sur le contraire) ne suffisent pas à représenter la totalité d’un rite magique sympathique. Elles laissent en dehors d’elles un résidu qui n’est pas négligeable. Non attribuéSi nous ne considérons que des rites sympathiques dont nous avons des descriptions complètes, le rite suivant relaté par M. Codrington nous donne une idée assez exacte de tout leur mécanisme : « À Floride, le mane ngghe vigona (l’individu à mana, possesPage 98seur d’esprit, vigona), lorsqu’on désirait du calme, liait ensemble des feuilles qui étaient propriété de son vigona (feuilles de végétaux aquatiques ?) et les cachait dans le creux d’un arbre où il y avait de l’eau, invoquant le vigona avec le charme approprié. De là, de la pluie qui produisait le calme. Si c’était du soleil qu’on désirait, il liait les feuilles appropriées et des plantes grimpantes à l’extrémité d’un bambou, et les tenait sur un feu. Il attisait le feu avec un chant pour donner du mana au feu, et le feu donnait du mana aux feuilles. Puis il montait sur un arbre, et liait le bambou au plus haut de la plus haute branche ; le vent soufflant autour du flexible bambou, le mana se répandait de toutes parts, et le soleil se montrait » (Codrington, The Melanesians, pp. 200, 201).

Mauss Nous ne citons cet exemple qu’à titre d’illustration concrète, car le rite sympathique est entouré d’ordinaire de tout un contexte fort important [2]. De la présence de celui-ci, nous devons nécessairement conclure que des symbolismes ne suffisent pas à faire un rite magique. En fait, quand des magiciens, comme les alchimistes, ont imaginé sincèrement que leurs pratiques sympathiques étaient intelligibles, nous les voyons s’étonner de toutes les superfétations qui surchargent ce qu’ils concevaient abstraitement comme le schème de leur rite. « Pourquoi donc, écrit un alchimiste anonyme, dit le chrétien, tant de livres et d’invocations aux démons ; pourquoi toutes ces constructions de fourneaux et d’engins, du moment que tout est simple et facile à entendre. » Mais ce fatras dont s’étonnait notre chrétien n’est pas sans fonction. Il exprime qu’à l’idée de sympathie se superposent clairement, d’une part, l’idée d’un dégagement de force et, d’autre part, celle d’un milieu magique.

De cette idée d’une force présente, nous avons un certain nombre de signes. Ce sont d’abord les sacrifices, qui paraissent n’avoir ici d’autre but que de créer des forces utilisables ; nous avons déjà vu que c’était là une des propriétés du sacrifice religieux. Il en est de même des prières, des invocations, des évocations, etc. ; de même encore des rites négatifs, tabous, jeûnes, etc., qui pèsent sur l’enchanteur ou sur son client, et quelquefois sur tous les deux ou même sur leur famille, rites et précautions rituelles qui marquent à la fois la présence et la fugacité de ces forces. Il faut tenir compte également de la puissance propre du magicien, des puissances qu’il amène avec lui dont l’intervention est toujours au moins possible. Quant à Page 99la cérémonie sympathique elle-même, par le seul fait qu’elle est rituelle, comme nous l’avons démontré, elle doit de toute nécessité produire à son tour des forces spéciales. En fait, les magiciens en ont eu conscience. Dans le rite mélanésien cité plus haut, nous avons vu le mana sortir des feuilles et monter au ciel ; dans les rites assyriens, nous avons signalé le mâmit qui s’en dégage. Et maintenant considérons un rite d’envoûtement dans une de ces sociétés soi-disant primitives, sans mystique, qui en sont encore à l’âge magique de l’humanité, chez lesquelles, selon M. Frazer, la loi de sympathie fonctionne régulièrement et seule, nous apercevons immédiatement non seulement la présence, mais encore le mouvement de ces forces. Voici comment, chez les Aruntas, l’envoûtement de la femme adultère est censé agir. Il y a proprement création d’une puissance mauvaise, dite arungquiltha ; on en charge la pierre âme (l’image n’ayant servi qu’à faire que l’âme se trompât et vînt à l’image comme elle reviendrait au corps naturel) ; cette puissance mauvaise est simplement renforcée par les gestes qui simulent la mise à mort de la femme et finalement c’est cette puissance qui est rejetée dans la direction du camp où la femme a été enlevée. Le rite exprime que l’image sympathique n’est même pas cause ; car ce n’est pas elle qu’on projette, mais bien le sort qu’on vient de forger.

Ce n’est pas tout. Dans le même cas, nous voyons qu’en plus de la fabrication d’une image, où, d’ailleurs, l’âme ne vient pas résider définitivement, le rite comporte tout un attirail d’autres images préalablement enchantées, de pierres à esprits, d’aiguilles rendues magiques bien avant la cérémonie ; enfin, qu’il se pratique dans un lieu secret et qualifié par un mythe. De cette observation que nous pouvons hardiment généraliser, nous devons conclure que la cérémonie sympathique ne se passe pas comme un acte ordinaire. Elle se fait dans un milieu spécial, constitué par tout ce qu’il y a en elle de conditions et de formes. Ce milieu est très souvent défini par des cercles d’interdictions, par des rites d’entrée et de sortie. Tout ce qui y entre est de même nature que lui ou devient de même nature. La teneur générale des gestes et des mots s’y trouve affectée. L’explication de certains rites sympathiques par les lois de la sympathie laisse donc un double résidu.

En est-il de même dans tous les cas possibles ? Quant à nous, ce résidu nous paraît essentiel au rite magique. En Page 100effet, dès que disparaît toute trace de mysticité, celui-ci entre dans la science ou dans les techniques. C’est précisément ce que nous dit notre alchimiste chrétien : comme il constate que l’alchimie répugne à devenir scientifique, il lui enjoint de se faire religieuse ; s’il est nécessaire de prier, il demande qu’on s’adresse à Dieu plutôt qu’au démon ; c’est avouer que l’alchimie et, par extension, la magie, dépendent essentiellement des puissances mystiques. Dans les cas où la formule sympathique paraît fonctionner seule, nous rencontrons au moins, avec le minimum de formes que possède tout rite, le minimum de force mystérieuse qu’il dégage, par définition ; à quoi il faut ajouter la force de la propriété active, sans laquelle, à proprement parler, comme nous l’avons dit plus haut, on ne peut concevoir de rite sympathique. D’ailleurs, nous sommes toujours en droit de penser que les prétendus rites simples ou bien ont été incomplètement observés, ou bien sont incomplètement conscients, ou bien ont souffert d’une usure telle qu’il n’y a plus lieu d’en faire état. Quant aux rites vraiment simples qui relèvent de la loi de sympathie, ce sont ceux que nous avons appelés tabous sympathiques. Or, ce sont précisément ceux qui expriment le mieux la présence, l’instabilité et la violence des forces cachées et spirituelles à l’intervention desquelles est toujours attribuée, selon nous, l’efficacité des rites magiques [3].

Nous venons de voir que les formules sympathiques ne sont jamais la formule complète d’un rite magique. Nous pouvons démontrer, par des faits, que, là même où elles ont été énoncées le plus clairement, elles ne sont qu’accessoires. C’est ce que nous voyons encore chez les alchimistes. Ceux-ci, en effet, nous disent formellement que leurs opérations se déduisent rationnellement de lois scientifiques. Ces lois, nous les avons vues, ce sont celles de la sympathie : l’un est le tout, tout est dans l’un, la nature triomphe de la nature ; ce sont aussi des couples de sympathies et d’antipathies particulières, enfin, tout un système compliqué de symbolismes, selon lequel ils ordonnent leurs opérations : signatures astrologiques, cosmologiques, sacrificielles, verbales, etc. Mais tout cet appareil n’est qu’une sorte de vêtement dont ils enveloppent leur technique ; ce ne sont même pas les principes imaginaires d’une science fausse. En tête de leurs livres, en tête de chaque chapitre de leurs manuels, on trouve des exposés de doctrine. Mais jamais la suite ne répond au commencePage 101ment. L’idée philosophique est simplement préfixée, à la façon d’un en-tête, d’une rubrique, ou de cette allégorie de l’homme de cuivre, transformé en or par le sacrifice, dont nous avons parlé plus haut. Cette quasi-science se réduit en somme à des mythes, mythes qui, à l’occasion, fournissent des incantations. La recette expérimentale, d’ailleurs, peut en venir au même point ; il y a des formules ou des résumés algébriques d’opérations réelles, des figures d’appareils ayant effectivement servi, qui se sont transformées en signes magiques inintelligibles et ne servent plus à instituer aucune manipulation : ce ne sont plus que des incantations en puissance. En dehors de ces principes et de ces formules dont nous savons maintenant la valeur, l’alchimie n’est qu’un empirisme : on cuit, on fond, on vaporise des corps dont on connaît empiriquement, ou plutôt traditionnellement, les propriétés et les réactions. L’idée scientifique n’est qu’un titre décoratif. Il en fut de même dans la médecine. Marcellus de Bordeaux [4] intitule une bonne partie de ses chapitres : Remedia physica et rationabilia diversa de experimentis ; mais nous lisons, immédiatement après ces titres, des phrases comme celle-ci : Ad corcum carmen. In lamella stagnea scribes et ad collum suspendes haec, etc. (Marcellus, XXI, 2) [5].

De tout ce qui précède, il résulte que les formules de la sympathie, non seulement ne sont pas les lois des rites magiques, mais ne sont pas même les lois des rites sympathiques. Ce sont seulement des traductions abstraites de notions très générales, que nous voyons circuler dans la magie. Elles ne sont pas autre chose. La sympathie est la voie par laquelle passe la force magique ; elle n’est pas la force magique elle-même. Dans un rite magique, c’est tout ce que laisse de côté la formule sympathique qui nous paraît essentiel. Si, pour prendre encore un exemple, nous considérons des rites que M. Sydney Hartland explique comme des rites de sympathie par contact, les maléfices où la sorcière dessèche le lait d’une femme en embrassant son enfant, nous disons que la croyance populaire fait attention dans ces maléfices beaucoup moins au contact qu’au mauvais œil et à la force magique de la sorcière ou de la fée malfaisante [6].

Hubert2º Nous prétendons que la notion de propriété n’explique pas mieux, à elle seule, la croyance aux faits magiques, où elle semble prédominer.

MaussPage 102En premier lieu, normalement, la notion de propriété n’y est pas seule donnée. L’emploi de choses à propriétés est, d’ordinaire, conditionné rituellement. Il y a d’abord des règles de récolte : elles prescrivent l’observance de conditions de temps, de lieu, de moyen, d’intention et autres encore si c’est possible. La plante à utiliser doit être prise sur le bord d’une rivière, dans un carrefour, à la pleine lune, à minuit, avec deux doigts, avec la main gauche, en l’abordant par la droite, après avoir fait telle et telle rencontre, sans songer à ceci ou à cela, etc. Mêmes prescriptions pour les métaux, les substances animales... Ensuite, il y a des règles d’emploi, relatives au temps, au lieu, aux quantités, sans compter tout le cortège, souvent immense, des rites qui accompagnent et qui permettent l’utilisation des qualités, comme l’application des mécanismes sympathiques [7]. Il y a des systèmes de magie où, comme dans l’Inde, toute chose qui paraît au cérémonial magique, soit comme amulette secondaire, soit comme substance active, est obligatoirement ointe ou sacrifiée.

En second lieu, la propriété magique n’est pas conçue comme naturellement, absolument et spécifiquement inhérente à la chose à laquelle elle est attachée, mais toujours comme relativement extrinsèque et conférée. Quelquefois, elle l’est par un rite : sacrifice, bénédiction, mise en contact avec des choses sacrées ou maudites, enchantement en général. D’autres fois, l’existence de ladite propriété est expliquée par un mythe et, dans ce cas encore, elle est considérée comme accidentelle et acquise ; telles plantes ont poussé sous les pas du Christ ou de Médée ; l’aconit est né des dents d’Echidna ; le balai de Donnar, la plante de l’aigle céleste sont des choses magiques dont la vertu n’appartient pas par nature au noisetier ou au végétal Indou.

En général, la propriété magique, même spécifique d’une chose, est conçue comme attachée à des caractères qui, de toute évidence, ont été toujours regardés comme secondaires : telle est la forme accidentelle des pierres qui ressemblent à des taros, à des testicules de pourceaux, celui des pierres trouées, etc. ; telle est la couleur, qui explique, dans l’Inde, la parenté qu’on suppose entre la tête de lézard, le plomb, l’écume de rivière et les substances malfaisantes ; tels sont encore la résistance, le nom, la rareté, le caractère paradoxal de la présence d’un objet en un certain endroit (météorites, haches préhistoriques), les circonstances de la découverte, etc. La Page 103qualité magique d’une chose lui vient donc d’une sorte de convention et il semble bien que cette convention joue le rôle d’une espèce de mythe ou de rite ébauché. Chaque chose à propriété est par son caractère même une manière de rite.

En troisième lieu, la notion de propriété se suffit si peu, en magie, qu’elle se confond toujours avec une idée très générale de force et de nature. Si l’idée de l’effet à produire est toujours très précise, l’idée des qualités spéciales et de leurs actions immédiates est toujours assez obscure. Par contre, nous rencontrons en magie, d’une façon parfaitement claire, l’idée de choses ayant des vertus indéfinies : le sel, le sang, la salive, le corail, le fer, les cristaux, les métaux précieux, le sorbier, le bouleau, le figuier sacré, le camphre, l’encens, le tabac, etc., incorporent des forces magiques générales, susceptibles d’applications ou d’utilisations particulières. Les dénominations, que les magiciens donnent aux propriétés, sont d’ailleurs, d’ordinaire, extrêmement générales et vagues : dans l’Inde, les choses sont ou de bon augure ou de mauvais augure, et les choses de bon augure sont des choses à urjas (force), tejas (éclat), varcas (lustre, vitalité), etc. Pour les Grecs et les modernes, ce sont des choses divines, saintes, mystérieuses, à chance, à malchance, etc. En un mot, la magie recherche les pierres philosophales, les panacées, les eaux divines.

Revenons ici encore à nos alchimistes, qui se sont fait une théorie des propriétés magiques comme des opérations sympathiques. Celles-ci sont pour eux les formes, les εὲδη [8] d’une nature générique, de la nature, φύσις [9]. Si l’on dissout les εὲδη, on retrouve la φύσις. Mais, comme nous l’avons déjà dit, ils n’en restent pas à la conception abstraite de cette nature, ils la conçoivent sous la figure d’une essence, οὐσία [10], d’une force, δύναμις [11], à propriétés indéfinies, spirituelles et pourtant liées à un support corporel. Ainsi, immédiatement avec la notion de nature, nous est donnée la notion de force. Cette nature et cette force, dans leur conception la plus abstraite, sont représentées comme une sorte d’âme impersonnelle, puissance distincte des choses, qui, cependant, leur est intimement attachée, intelligente quoique inconsciente. Pour quitter les alchimistes, rappelons que, si la notion d’esprit nous a paru liée à la notion de propriété, inversement, celle-ci est reliée à celle-là. Propriété et force sont deux termes inséparables, propriété et esprit se confondent souvent : les vertus de la Page 104pietra buccata lui viennent du follettino rosso, qui s’y loge.

Derrière la notion de propriété, il y a encore la notion d’un milieu. Celui-ci est délimité par les conditions mises à l’usage des choses, conditions négatives ou positives, que nous avons déjà souvent mentionnées. Enfin, cette représentation est parfaitement exprimée dans un certain nombre de traditions, qui veulent que le contact avec un certain objet transporte immédiatement dans le monde magique : baguettes magiques, miroirs magiques, œufs pondus le vendredi saint. Cependant le résidu que nous laisse l’idée de propriété, quand nous essayons d’analyser les rites magiques comme des produits et des sommes de propriétés, est moindre que celui des formules sympathiques, parce que l’idée de propriété exprime déjà une partie de l’idée de force et de causalité magiques.

3º La théorie démonologique semble rendre mieux compte des rites où figurent des démons ; elle paraît même expliquer totalement ceux qui consistent dans un appel ou un ordre adressé à un démon. On pourrait, à la rigueur, l’étendre à la magie tout entière, tandis qu’on ne peut expliquer ce qui paraît essentiel dans les rites démoniaques par l’idée de sympathie ou par celle de propriétés magiques. En effet, d’une part, il n’y a pas de rite magique où la présence d’esprits personnels ne soit à quelque degré possible, bien qu’elle ne soit pas signalée nécessairement. D’autre part, cette théorie implique bien que la magie opère dans un milieu spécial, tout se passant nécessairement dans le monde des démons, ou, plus exactement, dans des conditions telles que la présence des démons soit possible. Enfin, elle note assez nettement un des caractères essentiels de la causalité magique, à savoir sa spiritualité. Cependant, elle a ses insuffisances.

On ne figure jamais par des démons qu’une partie des forces qui sont impliquées dans un acte magique même démoniaque. L’idée de personnes spirituelles représente mal ces forces anonymes générales, qui sont le pouvoir des magiciens, la vertu des mots, l’efficacité des gestes, la puissance du regard, de l’intention, de la fascination, de la mort, etc. Or, cette notion de pouvoir vague, que nous avons trouvée comme résidu des autres séries de représentations dans la représentation totale d’un rite magique, est tellement essentielle que jamais magie n’a pu réussir à l’exprimer en totalité, sous forme de démons, dans un rite démoniaque ; il faut qu’il en Page 105reste toujours assez pour expliquer, au moins, l’action théurgique du rite sur les démons, qui pourraient être indépendants et qui, cependant, ne sont pas libres. D’autre part, si l’idée d’esprit explique bien pour le magicien l’action à distance et l’action multipliée de son rite, elle ne lui explique pas ni l’existence de son rite ni ses particularités, gestes sympathiques, substances magiques, conditions rituelles, langages spéciaux, etc. En somme, si la théorie démonologique analyse bien une partie du résidu laissé par les autres formules, elle n’en explique qu’une partie et laisse elle-même, comme résidu, tout ce que les autres théories réussissaient presque à expliquer. Ainsi, dans les rites démoniaques, la notion d’esprit est accompagnée nécessairement d’une notion impersonnelle de pouvoir efficace.

Mais on peut se demander si cette notion de pouvoir n’est pas elle-même dérivée de la notion d’esprit. C’est une hypothèse qui n’a pas encore été soutenue, mais qui pourrait l’être dans une théorie animiste rigoureuse. Une première objection serait que l’esprit n’est pas nécessairement en magie un être actif. Tous les rites d’exorcisme, les incantations curatives, et, en particulier, les charmes dits d’origine, n’ont d’autre but que de mettre en fuite un esprit auquel on indique son nom, son histoire, l’action qu’on a sur lui. L’esprit n’est alors nullement le rouage nécessaire du rite ; il en figure simplement l’objet.

Ensuite, il ne faudrait pas exagérer l’importance qu’a la notion de personne à l’intérieur même de la classe des représentations démoniaques. Nous avons dit qu’il y avait des démons qui n’étaient rien en dehors des propriétés ou des rites qu’ils personnifient imparfaitement. Il n’entre presque rien d’autre dans leur définition, que la notion d’influence et de transport de l’effet. Ce sont des ἀπόῤῥοιαι [12], des effluves. Les noms mêmes des démons hindous démontrent encore leur peu d’individualité — siddhas (ceux qui ont obtenu le pouvoir), vidyâdhâras (porteurs de science) ; ceux de « prince Siddhi, prince Çakti » (puissance), ont persisté dans la magie des Malais musulmans. Les manitous algonquins sont tout aussi impersonnels. C’est ce qui paraît encore dans l’indétermination fréquente quant au nombre et quant au nom des démons. Ils forment d’ordinaire des troupes, des multitudes d’êtres anonymes (plèbes, ganas), souvent désignés par des sortes de noms communs. On peut même se demander s’il Page 106y a dans la classe des démons de véritables personnes, en dehors des âmes des morts, qui sont elles-mêmes rarement identifiées, et des dieux [13].

Nous ne pensons pas seulement que la notion de pouvoir spirituel ne dérive pas de la notion d’esprit magique, nous avons encore des raisons de croire que celle-ci dépend de celle-là. En effet, d’une part, la notion de pouvoir spirituel conduit à la notion d’esprit ; car nous voyons que le mâmit assyrien, le manitou algonquin et l’orenda iroquois, peuvent être désignés comme spirituels sans perdre pourtant leurs qualités de pouvoirs généraux. D’autre part, n’est-il pas permis de supposer que la notion d’esprit magique soit la somme de deux notions : celle d’esprit et celle de pouvoir magique, la seconde n’étant pas nécessairement l’attribut de la première ? La preuve en est que, dans la foule compacte des esprits dont une société peuple son univers, il n’y en a qu’un très petit nombre qui soient reconnus, pour ainsi dire expérimentalement, comme puissants et auxquels s’adresse la magie. C’est ce qui explique sa tendance à accaparer les dieux, en particulier les dieux détrônés ou étrangers qui sont, eux, par définition, des êtres puissants.

On voit donc que si nous étions inclinés à préférer l’explication animiste de la croyance à la magie aux autres explications, nous nous écartons cependant très sensiblement de l’hypothèse animiste ordinaire, en ce que nous considérons la notion de force spirituelle comme antérieure, en magie du moins, à la notion d’âme.

En résumé, les diverses explications par lesquelles on pourrait essayer de motiver la croyance aux actes magiques laissent un résidu que nous avons maintenant à décrire, de la même façon que nous avons décrit les éléments de la magie. C’est là que, nous avons lieu de le croire, gisent les raisons profondes de cette croyance.

Nous sommes donc arrivés de proche en proche à circonscrire ce nouvel élément que la magie superpose à ses notions impersonnelles et à ses notions d’esprit. Au point où nous en sommes, nous le concevons comme une notion supérieure à ces deux ordres de notions et telle que, si elle est donnée, les autres n’en sont que des dérivées.

Complexe, elle comprend d’abord l’idée de pouvoir ou encore mieux, comme on l’a appelée, de « potentialité Page 107magique ». C’est l’idée d’une force dont la force du magicien, la force du rite, la force de l’esprit ne sont que les expressions différentes, suivant les éléments de la magie. Car aucun de ces éléments n’agit en tant que tel, mais précisément en tant qu’il est doué, soit par convention, soit par des rites spéciaux, de ce caractère même d’être une force, et une force non mécanique, mais magique. La notion de force magique est d’ailleurs, de ce point de vue, tout à fait comparable à notre notion de force mécanique. De même que nous nommons force la cause des mouvements apparents, de même la force magique est proprement la cause des effets magiques : maladie et mort, bonheur et santé, etc.

Cette notion comprend, en outre, l’idée d’un milieu où s’exercent les pouvoirs en question. Dans ce milieu mystérieux, les choses ne se passent pas comme dans le monde des sens. La distance n’y empêche pas le contact. Les figures et les souhaits y sont immédiatement réalisés. C’est le monde du spirituel et aussi celui des esprits parce que, tout y étant spirituel, tout y peut devenir esprit. Si illimité que soit ce pouvoir, et si transcendant que soit ce monde, les choses s’y passent cependant suivant des lois, relations nécessaires posées entre les choses, relations de mots et de signes à objets représentés, lois de sympathie en général, lois des propriétés susceptibles d’être codifiées par des classifications semblables à celles qui ont été étudiées dans l’Année Sociologique. Cette notion de force et cette notion de milieu sont inséparables ; elles coïncident absolument et sont exprimées en même temps par les mêmes moyens. En effet, les formes rituelles, c’est-à-dire les dispositions qui ont pour objet de créer la force magique, sont aussi celles qui créent le milieu et le circonscrivent, avant, pendant et après la cérémonie. Donc, si notre analyse est exacte, nous retrouvons à la base de la magie une représentation singulièrement confuse et tout à fait étrangère à nos entendements d’adultes européens.

Or, c’est par les procédés discursifs de pareils entendements individuels que la science des religions a jusqu’ici tenté d’expliquer la magie. En effet, la théorie sympathique se réfère aux raisonnements analogiques, ou, ce qui revient au même, à l’association des idées ; la théorie démonologique se réfère à l’expérience individuelle de la conscience et du rêve ; et, d’autre part, la représentation des propriétés est d’ordinaire conçue comme résultant soit d’expériences, soit de raisonnements Page 108analogiques, soit d’erreurs scientifiques. Cette idée composite de force et de milieu échappe, au contraire, aux catégories rigides et abstraites de notre langage et de notre raison. Du point de vue d’une psychologie intellectualiste de l’individu, elle serait une absurdité. Voyons si une psychologie non intellectualiste de l’homme en collectivité ne pourra pas en admettre et en expliquer l’existence.Non attribuéPage 109

[1 JPEG © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Sur cette question du résidu, on peut renvoyer vers cette fiche d’Hubert intitulée « analyse d’un résidu propriétés des choses en présence »

[2 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert intercale de nombreuses fiches, dont celle-ci intitulée : « Magie employée contre les voleurs »

[3 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye On peut voir qu’y compris dans le tapuscrit de l’article les corrections ont été nombreuses.

[4Marcellus, surnommé l’Empirique est né vers le milieu du IVe siècle, à Bordeaux ou à Bazas, mais certainement en Gaule. Il est l’auteur du De medicamentis liber.

[5« Divers remèdes basés sur les propriétés naturelles et rationnels (tirés) d’expériences » ; « Paroles magiques contre les borborygmes. Tu écriras ceci [les paroles magiques suivent] sur une lamelle d’étain que tu suspendra au cou »

[6 JPEG © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Hubert ajoute dans une note : « La vertu des substances magiques n’est pas toujours attribuée à leur nature spécifique. On l’attribue soit à une origine fabuleuse, comme celle de l’aconit, née des dents d’Echidna et introduite en Grèce par Médée, soit à une relation mythiques quelle qu’elle soit. Dans la magie chrétienne les animaux immondes sont considérés comme les agents du diable et de là précisément vient la vertu magique. » Dans une autre fiche, il ajoute concernant la question des substances : « Les substances sont souvent désignées dans les textes non pas par leur nom vulgaire mais par un nom qui implique une relation entre elle et une divinité. L’halimus est le diadème d’Osiris, le mercure est appelé le lait de la vache noire ; nous rencontrons des sang de Mars, semence d’Ammon, doigt de mercure, cheveux, oreilles de Vénus, barbe de Jupiter, etc. Une partie de ces noms ont passé dans la nomenclature usuelle. La signification de ce vocabulaire était révélée aux apprentis par des clefs. Il est possible, puisqu’on le dit, que l’usage de ces noms ait eu pour but de donner aux opérations un caractère plus mystérieux. On ne peut pas croire cependant que ces noms n’aient pas contribué à déterminer la valeur magique de l’objet ; ils font partie de sa représentation. Le caractère terrible, obscène, anormal que ces noms donnent souvent aux cérémonies pour qui n’en a pas la clef est également à considérer. » Enfin, dans cette troisième fiche, il conclut sur ce point des substances : « Au même point de vue il faut distinguer les substances magiques par essence de celles qui sont magiques par accident, soit par leur couleur, soit par la place d’ou elles proviennent, comme les objets pris dans les [ill] dont la mention revient fréquemment dans les formules d’opération ». Hubert a aussi rédigé plusieurs fiches sur cette question des substances dont celle-ci : « distinguer substances magiques en elles-mêmes, c-a-d étant chargées de sacré par leur nature et substances devenues magiques par les relat[ions] qu’elles ont avec certains personnages »

[7 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert a intercalé cette fiche : « Le raisonnement se fait du particulier au particulier ».

[8eedê

[9phusis

[10ousia

[11dunamis

[12aporroiai

[13 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye On peut renvoyer le lecteur vers cet autre extrait du tapuscrit corrigé.