Accueil > L’article > Chapitre 4 : Analyse et explication de la magie > Les états collectifs et les forces collectives

Les états collectifs et les forces collectives

Page 122MaussNous pourrions nous arrêter ici et dire que la magie est un phénomène social, puisque nous avons retrouvé, derrière toutes ses manifestations, une notion collective. HubertMais, Page 123telle qu’elle nous apparaît maintenant, cette notion de mana nous semble encore trop détachée du mécanisme de la vie sociale ; elle est encore quelque chose de trop intellectuel ; nous ne voyons pas d’où elle vient, sur quel fond elle s’est formée. MaussNous allons donc tenter de remonter plus haut, jusqu’à des forces, forces collectives, dont nous dirons que la magie est le produit et l’idée de mana l’expression.

Pour cela, considérons, un instant, les représentations et les opérations magiques comme des jugements. Et nous avons le droit de le faire, car toute espèce de représentation magique peut prendre la forme d’un jugement, et toute espèce d’opération magique procède d’un jugement, sinon d’un raisonnement. Prenons, comme exemples, les propositions suivantes : le magicien lévite son corps astral ; le nuage est produit par la fumée de tel végétal ; l’esprit est mû par le rite. Nous allons voir d’une façon toute dialectique, toute critique, si l’on veut, en employant le langage, un peu obscur mais commode de Kant [1], que de pareils jugements ne s’expliquent que dans la société et par son intervention [2].

Sont-ce des jugements analytiques ? On peut se le demander en effet, parce que les magiciens qui ont fait la théorie de la magie, et les anthropologues à leur suite, ont essayé de les réduire à des termes d’analyse. Le magicien, disent-ils, raisonne du même au même quand il applique la loi de sympathie, réfléchit sur ses pouvoirs, ou sur ses esprits auxiliaires. Le rite meut l’esprit, par définition ; le magicien lévite son corps astral, parce que, ce corps, c’est lui-même ; la fumée du végétal aquatique fait venir le nuage, parce qu’elle est le nuage. Mais nous avons précisément établi que cette réduction en jugements analytiques est toute théorique et que les choses se passent autrement dans l’esprit du magicien. Celui-ci introduit toujours, dans ses jugements, un terme hétérogène, irréductible à son analyse logique, force, pouvoir, φύσις ou mana [3]. La notion d’efficacité magique est toujours présente, et c’est elle qui, loin d’être accessoire, joue, en quelque sorte, le rôle que joue la copule dans la proposition. C’est elle qui pose l’idée magique, lui donne son être, sa réalité, sa vérité, et l’on sait qu’elle est considérable [4].

Continuons encore à imiter les philosophes. Les jugements magiques sont-ils des jugements synthétiques a posteriori ? Les synthèses sur lesquelles ils reposent sont-elles présentées toutes faites par l’expérience individuelle ? Mais, nous l’avons Page 124vu, l’expérience sensible n’a jamais fourni la preuve d’un jugement magique ; la réalité objective n’a jamais imposé à l’esprit aucune proposition du genre de celles que nous formulions plus haut. Il est évident qu’on n’a jamais vu qu’avec les yeux de la foi un corps astral, une fumée qui fait pleuvoir, et, à plus forte raison, un esprit invisible obéissant à un rite.

Dira-t-on que ces propositions sont l’objet d’expériences subjectives, soit des intéressés, soit des magiciens ? Dira-t-on que les premiers voient les choses se réaliser parce qu’ils les désirent, et que les seconds ont des extases, des hallucinations, des rêves, où des synthèses impossibles deviennent naturelles. Certes, nous sommes bien loin de nier l’importance du désir et du rêve en magie ; nous ne faisons que différer le moment d’en parler. Mais si nous admettons, pour un moment, qu’il y ait là deux sources d’expériences, dont la jonction donnerait la magie, nous verrons bien vite, si nous ne considérons que des individus que, en fait, elles ne s’harmonisent pas dans leurs esprits [5].

Représentons-nous, si c’est possible, l’état d’esprit d’un Australien malade qui fait quérir le sorcier. Évidemment, il se passe en lui une série de phénomènes de suggestion qui font qu’il guérira d’espoir, ou qu’il se laissera mourir, s’il se croit condamné. À côté de lui, le chamane danse, tombe en catalepsie et rêve. Son rêve l’emmène dans l’au-delà ; il en revient encore tout ému d’un long voyage dans le monde des âmes, des animaux, des esprits, et, par un habile escamotage, il finit par extraire du corps du patient un petit caillou, qu’il dit être le charme, cause de la maladie. Il y a bien dans ce fait deux expériences subjectives. Mais, entre le rêve de l’un et le désir de l’autre il y a discordance. Sauf le tour de passe-passe de la fin, le magicien ne fait rien qui réponde aux besoins, aux idées de son client. Les deux états, fort intenses, des deux individus ne coïncident en somme qu’au moment de la prestidigitation. Il n’y a donc plus, à ce moment unique, de véritable expérience psychologique, ni du côté du magicien, qui ne peut se faire illusion à ce point, ni du côté de son client ; car la prétendue expérience de celui-ci n’est plus qu’une erreur de perception, Huberthors d’état de résister à la critique et, par conséquent, d’être répétée, si elle n’était entretenue par la tradition ou par un acte de foi constant. Non attribuéDes états subjectifs individuels, aussi mal ajustés que ceux que nous venons de signaler, ne peuvent expliquer à eux seuls l’objectivité, la généralité, le caractère apodictique des aphorismes magiques.
Page 125HubertCeux-ci échappent à la critique parce qu’on ne peut pas vouloir les examiner. MaussPartout où nous voyons fonctionner la magie, les jugements magiques sont antérieurs aux expériences magiques ; ce sont des canons de rites ou des chaînes de représentations ; les expériences ne sont faites que pour les confirmer et ne réussissent presque jamais à les infirmer. On nous objectera que c’est peut-être le fait de l’histoire et de la tradition et que, à l’origine de chaque mythe ou de chaque rite, il y a eu de véritables expériences individuelles. Nous n’avons pas besoin de poursuivre nos contradicteurs sur le terrain des causes premières, parce que, nous l’avons dit, les croyances magiques particulières sont dominées par une croyance générale à la magie qui, elle, échappe aux prises de la psychologie individuelle. Or, c’est cette croyance qui permet d’objectiver les idées subjectives, et de généraliser les illusions individuelles. C’est elle qui confère au jugement magique son caractère affirmatif, nécessaire et absolu. Bref, en tant qu’ils se présentent dans les esprits individuels, même à leur début, les jugements magiques sont, comme on dit, des jugements synthétiques a priori presque parfaits. On relie les termes avant toute espèce d’expérience. Qu’on nous entende bien, nous ne disons pas que la magie ne fait jamais appel à l’analyse ou à l’expérience, mais nous disons qu’elle est très faiblement analytique, faiblement expérimentale, et presque totalement a priori.

Mais par qui cette synthèse est-elle opérée ? Peut-elle l’être par l’individu ? En réalité on ne voit pas qu’il ait jamais lieu de la faire. Car les jugements magiques ne nous sont donnés qu’à l’état de préjugés, de prescriptions, et c’est sous cette forme qu’ils se rencontrent dans l’esprit des individus. Mais écartons un instant cet argument de fait. Nous ne pouvons pas concevoir de jugement magique qui ne soit l’objet d’une affirmation collective. Il y a toujours au moins deux individus pour le poser : le magicien qui fait le rite et l’intéressé qui y croit, ou encore, dans les cas de magie populaire, pratiquée par des individus, celui qui enseigne la recette, et celui qui la pratique. Ce couple théorique irréductible, forme bel et bien une société. Normalement d’ailleurs, le jugement magique reçoit l’adhésion de groupes étendus de sociétés et de civilisations entières. Quand il y a jugement magique, il y a synthèse collective, croyance unanime, à un moment donné, dans une société, à la vérité de certaines idées, à Page 126l’efficacité de certains gestes. Certes, nous ne pensons pas que les idées associées dans ces synthèses ne puissent s’associer et ne s’associent pas en fait dans l’entendement individuel ; l’idée de l’hydropisie suggérait naturellement aux magiciens hindous l’idée de l’eau. Il serait absurde de supposer que, dans la magie, la pensée s’écarte des lois de l’association des idées ; ces idées qui y forment cercles s’appellent et, surtout, ne sont pas contradictoires. Mais les associations naturelles d’idées rendent simplement possibles les jugements magiques. Ceux-ci sont tout autre chose qu’un défilé d’images : ce sont de véritables préceptes impératifs, qui impliquent une croyance positive à l’objectivité des enchaînements d’idées qu’ils constituent. Dans l’esprit d’un individu considéré comme isolé, il n’y a rien qui puisse l’obliger à associer, d’une façon aussi catégorique que le fait la magie, les mots ou les gestes, ou les instruments avec les effets désirés si ce n’est l’expérience, dont nous venons précisément de constater l’impuissance. Ce qui impose un jugement magique, c’est une quasi-convention qui établit, préjudiciellement, que le signe crée la chose, la partie, le tout, le mot l’évènement, et ainsi de suite. En effet, l’essentiel est que les mêmes associations se reproduisent nécessairement dans l’esprit de plusieurs individus ou plutôt d’une masse d’individus. Non attribuéLa généralité et l’apriorisme des jugements magiques nous paraissent être la marque de leur origine collective.

MaussOr, il n’y a que des besoins collectifs ressentis par tout un groupe, qui puissent forcer tous les individus de ce groupe à opérer, dans le même temps, la même synthèse. La croyance de tous, la foi, est l’effet du besoin de tous, de leurs désirs unanimes. Le jugement magique est l’objet d’un consentement social, traduction d’un besoin social, sous la pression duquel se déclenche toute une série de phénomènes de psychologie collective : le besoin ressenti par tous suggère à tous la fin ; entre ces deux termes, une infinité de moyens termes sont possibles (de là la variété extrême des rites employés pour un même objet) ; entre ceux-ci, le choix s’impose ; et il vient soit de la tradition, soit de l’autorité d’un magicien en renom, soit de la poussée unanime et brusque de tout le groupe. C’est parce que l’effet désiré par tous est constaté par tous que le moyen est reconnu apte à produire l’effet ; c’est parce qu’ils désiraient la guérison des fiévreux que l’aspersion d’eau froide, le contact sympathique avec une grenouille, semblaient aux Page 127Hindous, qui avaient recours aux brahmans de l’Atharvaveda, des antagonistes suffisants de la fièvre tierce ou quarte. En définitive, c’est toujours la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve. La synthèse de la cause et de l’effet ne se produit que dans l’opinion publique. Hors de cette façon de concevoir la magie, on ne peut se la figurer que comme une chaîne d’absurdités et d’erreurs propagées, dont on comprendrait mal l’invention, et jamais la propagation.

Nous devons considérer la magie comme un système d’inductions a priori, opérées sous la pression du besoin par des groupes d’individus. D’ailleurs, on pourrait se demander si bon nombre des généralisations hâtives qu’a connues l’humanité, ne furent pas opérées dans de pareilles conditions, et si la magie n’en fut pas responsable. Il y a plus, ne serait-ce pas dans la magie que les hommes ont appris à induire ? Car, pour hasarder une hypothèse un peu radicale de psychologie individuelle, il ne nous semble pas que l’individu isolé, ou même l’espèce humaine puissent véritablement induire ; ils ne peuvent que contracter des habitudes ou des instincts, ce qui revient à abolir toute réflexion sur les actes.

Débarrassée de toute hypothèse simpliste, notre démonstration paraîtra plus probante encore, si nous rappelons que toutes les affirmations magiques, même les plus particulières, reposent sur une affirmation parfaitement générale, celle du pouvoir magique, contenue elle-même dans celle du mana. Idée dont nous avons précisément vu que tout, matière et forme, était collectif ; qu’elle ne comprenait rien d’intellectuel, ni d’expérimental, sinon la sensation de l’existence même de la société et de ses préjugés. Or, c’est cette idée, ou plutôt cette catégorie, qui explique la possibilité logique du jugement magique et en fait cesser l’absurdité. Il est remarquable que cette notion obscure, très mal dégagée du vague des états affectifs, presque intraduisible en termes abstraits et inconcevable pour nous, soit précisément celle qui fait de la magie, pour ses adeptes, quelque chose de clair, de rationnel, et, à l’occasion, de scientifique. Car pour peu qu’on sous-entende l’idée de mana dans toute espèce de proposition magique, celle-ci devient, par le fait même analytique. Dans la proposition : la fumée des herbes aquatiques produit le nuage, insérons après le sujet le mot mana, et nous obtenons immédiatement l’identité : fumée à mana = nuage. Non seulement cette idée transPage 128forme les jugements magiques en jugements analytiques, mais elle les fait devenir, d’a priori, a posteriori, parce qu’elle domine l’expérience elle-même et la conditionne. Non seulement, grâce à elle, le rêve magique est devenu rationnel, mais encore, il se confond avec la réalité. C’est la foi du malade au pouvoir du magicien qui fait qu’il sent effectivement l’extraction de sa maladie.

On voit par là combien nous sommes loin de substituer à un mysticisme psychologique un mysticisme sociologique. D’abord ces besoins collectifs ne conduisent pas à la formation d’instincts dont nous ne connaissons pas d’autre exemple, en sociologie, que l’instinct de sociabilité, condition première de tout le reste. Ensuite nous ne connaissons pas de sentiment collectif pur ; les forces collectives que nous cherchons à déceler produisent des manifestations qui, toujours, pour partie, sont rationnelles ou intellectuelles. Grâce à la notion de mana, la magie, domaine du désir, est pleine de rationalisme.

Ainsi, pour que la magie existe, il faut que la société soit présente. Nous allons maintenant essayer d’établir qu’elle l’est et comment elle l’est.

On considère, en général, que les contraintes et les prohibitions sont la marque significative de l’action directe de la société. Or, si la magie ne consiste pas en notions et en rites obligatoires, mais en idées communes et en rites facultatifs, si, par conséquent, nous n’y pouvons trouver aucune contrainte expresse, nous n’en avons pas moins constaté l’existence de prohibitions, ou tout au moins de rétentions observées par des groupes entiers à l’égard de certaines choses et de certains actes. Il y en a, en effet, qui sont parfaitement propres à la magie et qui probablement s’y sont produites. Ce sont en particulier les faits que nous avons appelés les tabous de sympathie et ceux qu’on peut appeler tabous de mélange. En voici des exemples : Une femme enceinte ne doit pas regarder un meurtrier, la maison d’un mort ; régulièrement, des tabous pèsent, chez les Cherokees, non pas simplement sur le patient, mais encore sur le magicien, sur toute la famille et tous les voisins. Nous avons vu que ces prescriptions constituaient de véritables rites négatifs qui, pour n’être pas parfaitement obligatoires, n’en sont pas moins imposés à l’observance de tous. À vrai dire, ce n’est pas la société qui les sanctionne elle-même par des actes spéPage 129ciaux ; les tabous magiques dont nous parlons n’ont que des sanctions mécaniques ; ils se protègent eux-mêmes par les effets nécessaires qui suivent leur violation. Mais, néanmoins, c’est bien la société qui impose l’idée de ces effets nécessaires et qui l’entretient.

Hubert JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Les rites négatifs isolés, les précautions populaires ne sont pas les seules prohibitions qu’édicte la magie. Souvent, nous l’avons vu, le rite positif est accompagné de tout un cortège de rites négatifs. Ce sont, en particulier, ceux que nous avons décrits comme préparant à la cérémonie rituelle. Le magicien ou le couple magique qui jeûnent, restent chastes, ou se purifient avant d’opérer, témoignent, par là, qu’ils sentent une sorte d’incompatibilité entre les choses auxquelles ils vont toucher, ou qu’ils vont faire, et la condition où ils se trouvent dans la vie banale. Ils éprouvent une résistance et la magie n’est pas, pour eux, une porte ouverte. D’autres interdictions, d’autres appréhensions, que marquent les rites de sortie, s’opposent à ce qu’ils quittent, sans autres formes, Maussle monde anormal où ils sont entrés. D’ailleurs, ils n’y étaient pas restés indemnes ; comme le sacrifice, la magie exige et produit une altération, une modification de l’esprit. Celle-ci se traduit par la solennité des gestes, le changement de la voix et, même, par l’adoption d’un nouveau langage, celui des esprits et des dieux. Les rites négatifs de la magie forment donc une espèce de seuil où l’individu abdique pour n’être plus qu’un personnage.

HubertIl y a d’ailleurs, en magie comme en religion, entre les rites négatifs et les rites positifs des corrélations étroites. Nous supposons, sans pouvoir actuellement le démontrer d’une façon satisfaisante, que tout rite positif, toute qualité positive correspondent nécessairement à un rite négatif ou à une qualité négative ; par exemple, le tabou du fer correspond aux qualités magiques du forgeron. MaussSi facultatif que soit un rite positif, il se relie, plus ou moins directement, à un rite négatif qui, lui, est ou obligatoire, ou tout au moins conçu comme sanctionné par des effets mécaniques, inéluctables. Êtres et actes, agents et mythes, dans la magie comme dans la religion, il n’y a pour ainsi dire rien qui ne soit ainsi entouré, presque interdit. Les choses magiques les plus vulgaires, les êtres magiques les plus familiers, le rebouteux de village, un fer à cheval inspirent toujours une sorte de respect. Le rite magique le plus simple, la plus innocente des séances spirites Page 130ne vont pas sans appréhension ; il y a toujours hésitation, inhibition passagère produite souvent par la répugnance que la religion commande. En même temps que la magie attire, elle repousse. Nous en revenons ici au secret, au mystère dont elle s’enveloppe, qui nous a paru sa marque distinctive quand nous la définissions et où nous voyons maintenant le signe des forces collectives qui la créent. La magie a donc son système d’interdictions rituelles bien à elle, et si peu adventice qu’il contribue à la caractériser. En outre, la magie se solidarise étroitement avec tout le système des interdictions collectives, y compris les interdictions religieuses ; et cela à tel point qu’on ne sait pas toujours si le caractère magique résulte de l’interdiction, ou l’interdiction du caractère magique. Ainsi, les restes de repas sont magiques, parce qu’ils sont tabous, et ils sont tabous parce qu’on craint la magie à laquelle ils peuvent servir. HubertLa magie a une véritable prédilection pour les choses interdites. La cure des tabous violés, sources de maladies ou de malchances, est l’une de ses spécialités, par laquelle elle fait concurrence à la fonction expiatoire de la religion. MaussElle exploite également à son usage les violations des tabous, et fait cas de tous les détritus dont la religion proscrit l’emploi, restes sacrificiels qui devraient être consommés ou brûlés, menstrues, sang, etc. C’est de cette façon que la magie, dans sa partie négative dont nous venons de voir les faces multiples, nous apparaît comme l’œuvre même de la collectivité. Celle-ci seule est capable de légiférer ainsi, de poser les prohibitions et d’entretenir les répugnances derrière lesquelles la magie s’abrite.

Outre que ces dernières sont observées socialement, on se demande ce qui, dans cet être théorique qu’est l’individu isolé, pourrait créer et nourrir de pareilles appréhensions. L’expérience répétée de ce qui est, en général, nuisible à l’espèce n’aboutirait qu’à lui donner des instincts qui le prémuniraient contre des dangers réels. Mais il ne s’agit pas de cela ; l’esprit est peuplé de craintes chimériques, qui ne proviennent que de l’exaltation mutuelle des individus associés. En effet, si la chimère magique est universelle, l’objet des craintes varie selon des groupes sociaux. Celles-ci, produites par l’agitation collective, par une espèce de convention involontaire, se transmettent traditionnellement. Elles sont toujours spéciales à des sociétés données. La superstition que l’on pourrait croire la plus répandue de toutes, celle Page 131du mauvais œil, ne se trouve expressément ni en Australie, ni en Mélanésie, ni dans l’Amérique du Nord, ni même, sous une forme claire, dans l’Inde ancienne et moderne non islamisée.

Nous sommes donc arrivés à penser qu’il y a, à la racine même de la magie, des états affectifs, générateurs d’illusions, et que ces états ne sont pas individuels, mais qu’ils résultent du mélange des sentiments propres de l’individu aux sentiments de toute la société. On voit dans quelle mesure nous nous rapprochons de la théorie proposée par M. Lehmann [6]. Celui-ci, se plaçant au point de vue de la psychologie individuelle, explique, on le sait, la magie par des erreurs de perception, des illusions, des hallucinations d’une part, et, d’autre part, par des états émotifs, aigus ou subconscients, d’attente, de prépossession, d’excitabilité ; les uns et les autres allant de l’automatisme psychologique simple jusqu’à l’hypnose.

JPEG © Muséum national d’histoire naturelle (Paris) – Direction des bibliothèques et de la documentation Comme lui, nous voyons dans les attentes et les illusions qu’elles produisent les phénomènes capitaux de la magie. Même les rites les plus vulgaires, qui s’accomplissent le plus machinalement, s’accompagnent toujours d’un minimum d’émotions, d’appréhensions et surtout d’espoirs. La force magique du désir est si consciente qu’une bonne partie de la magie ne consiste qu’en désirs : la magie du mauvais œil, celle des eulogies, celle des euphémismes, celle des souhaits et, en somme, presque toute celle des incantations. D’autre part, nous avons vu que la direction d’intention et le choix arbitraire, qui jouent un rôle prépondérant dans la détermination du rituel et des croyances magiques particulières, viennent d’attentions exclusives et d’états de monoïdéisme. C’est ce qu’on voit, par exemple, dans les cas où un même objet peut servir à deux rites contraires, comme le bois d’arka, dont on enfouit les charbons ardents pour faire cesser l’orage (l’éclair, arka) ou dont on étale un bûcher pour faire venir le soleil (arka). Une même idée peut, à volonté, être dirigée dans deux sens différents, sans contradiction. L’attention est généralement si intense chez les agents des rites et chez leurs assistants, ils la sentent, d’autre part, si précieuse qu’ils ne peuvent admettre qu’elle soit, un seul instant, détournée sans dommage. Toute interruption du rite le brise et en gâche l’effet : les séances spirites ne souffrent pas la distraction. Page 132Un des thèmes fréquents des contes de magie populaire témoigne bien de la valeur attachée à la continuité de l’attention dans les rites : c’est celui de la demande d’emprunt faite au milieu d’un rite et, en particulier, d’un rite de contre-magie exercé contre une sorcière : une vieille femme survient, c’est la sorcière ; elle demande qu’on lui prête un objet usuel, et, si on l’écoute, le charme est rompu.

Nous admettons donc, comme M. Lehmann, que la magie implique l’excitabilité mentale de l’individu et qu’il se développe, par exemple chez le chercheur d’eau, une espèce d’hyperesthésie. Mais nous nions que le magicien puisse arriver tout seul à cet état et que lui-même se sente isolé. Derrière Moïse qui tâte le rocher, il y a tout Israël et, si Moïse doute, Israël ne doute pas ; derrière le sourcier de village qui suit son bâton, il y a l’anxiété du village en quête de sources [7]. L’état de l’individu est, pour nous, toujours conditionné par l’état de la société. Ce qui nous explique la théorie d’un psychologue comme M. Lehmann, c’est que la part de la société, dans la magie moderne, est à peu près entièrement subconsciente. Il a pu ne pas l’apercevoir et, par suite, la négliger. Nous convenons aussi que, dans nos civilisations, il est rare que ce qui reste de la magie traditionnelle s’accomplisse en groupe. Mais il ne faut pas considérer comme fondamentales ces formes cadavérisées et pauvres. C’est dans les sociétés primitives chez lesquelles les phénomènes sont plus complexes et plus riches, qu’il faut rechercher les faits qui expliquent les origines et qui sont collectifs. Au surplus, l’expérience des psychologues est loin de nous démentir ; car, toutes les fois qu’ils ont pu observer des faits magiques de nouvelle formation, ils auraient pu constater qu’ils se produisent toujours dans des réunions sympathiques, au sein de petites chapelles de spirites et d’occultistes.

Mais nous connaissons des sociétés où la collaboration magique est normale. Dans toute l’aire d’extension des langues et de la civilisation malayo-polynésiennes, des séries de rites magiques fort importants, ceux de la chasse, de la pêche, de la guerre, s’accomplissent en groupe. Ces rites sont accompagnés normalement de rites négatifs observés par toute la société. Parmi ces observances, les plus remarquables et les plus développées sont des tabous de pureté. La plus stricte chasteté est imposée à la femme pendant l’absence de son mari guerroyant, chassant ou pêchant. Tout ce qui trouPage 133blerait l’ordre domestique, la paix du village, compromettrait la vie ou le succès des absents. Il y a une solidarité étroite entre eux et ceux qui sont restés à la maison. La conscience de cette solidarité se manifeste par des dispositions légales qui, à Madagascar en particulier, aboutissent à une législation spéciale de l’adultère ; ce crime domestique n’entraîne en temps de paix que des sanctions civiles ; en temps de guerre, il est puni de mort. Ces pratiques collectives ne sont pas d’ailleurs propres au monde malayo-polynésien. Elles y sont simplement mieux conservées. Au surplus, leur absence dans d’autres magies n’a rien qui doive nous étonner, car ce sont choses mal définies et instables, dont la transformation a dû être très rapide : ailleurs, elles ont été sanctionnées par la religion, absorbées par elle, ou bien se sont décomposées, un peu au hasard, en pratiques populaires, individuellement accomplies, dont l’origine n’est plus apparente. Une foule de rites sympathiques négatifs de la vie agricole ou pastorale dont le caractère arbitraire nous intrigue, doivent être les ruines de pareils systèmes de rites collectifs.

Les observances négatives dont nous parlons dénotent que les rites qui en sont entourés n’affectent pas seulement ceux qui les exécutent, mais encore tous leurs associés naturels. Ce sont des actes publics, sous lesquels il y a des états de la mentalité publique. C’est tout un milieu social qui est ému, par cela seul que dans une de ses parties se passe un acte magique. Il se forme autour de cet acte un cercle de spectateurs passionnés, que le spectacle immobilise, absorbe et hypnotise. Ils ne se sentent pas moins acteurs que spectateurs de la comédie magique, tel le chœur dans le drame antique. La société tout entière est dans l’état d’attente et de prépossession où nous voyons encore chez nous les chasseurs, les pêcheurs, les joueurs, dont les superstitions sont légendaires. La réunion de tout un groupe ainsi affecté forme un terrain mental où fleurissent les fausses perceptions, les illusions immédiatement propagées, les constatations de miracles qui en sont la conséquence. Les membres de ces groupes sont des expérimentateurs qui ont accumulé toutes les chances d’erreurs possibles. Ils sont dans un état constant d’aberration où, pour tous en même temps, tout rapport accidentel peut devenir une loi, toute coïncidence, une règle.

La collaboration magique ne se borne pas d’ailleurs à l’immobilité ou à l’abstention. Il arrive que le groupe tout Page 134entier se mette en mouvement. Le chœur des spectateurs ne se contente plus d’être un acteur muet. Au rite négatif de magie publique s’ajoutent, dans ces mêmes sociétés malayo-polynésiennes, des rites publics de magie positive. Le groupe poursuit, par son mouvement unanime, son but unique et préconçu. Pour Madagascar, les anciens textes nous disent que, pendant l’expédition des hommes, les femmes devaient autrefois veiller sans rémission, entretenir constamment le feu et danser continuellement. Ces rites positifs, encore plus instables que les rites négatifs, ont disparu chez les Hovas. Mais ils ont subsisté ailleurs : chez les Dayaks par exemple, quand les hommes sont à la chasse aux têtes, les femmes portent des sabres qu’elles ne doivent pas laisser tomber ; tout le village, vieillards et enfants compris, doit se lever tôt, parce que, au loin, le guerrier se lève tôt. Dans les tribus maritimes de la Nouvelle-Guinée, pendant la chasse, la pêche, la guerre où vont les hommes, la danse des femmes dure toute la nuit. Il y a bien, dans ces pratiques, des faits de savage telepathy, comme dit M. Frazer, mais de télépathie active. Tout le corps social est animé d’un même mouvement. Il n’y a plus d’individus. Ils sont, pour ainsi dire, les pièces d’une machine ou, mieux encore, les rayons d’une roue, dont la ronde magique, dansante et chantante, serait l’image idéale, probablement primitive, certainement reproduite encore de nos jours dans les cas cités, et ailleurs encore. Ce mouvement rythmique, uniforme et continu, est l’expression immédiate d’un état mental où la conscience de chacun est accaparée par un seul sentiment, une seule idée, hallucinante, celle du but commun. Tous les corps ont le même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri ; sans compter la profondeur de l’impression produite par la cadence, la musique et le chant. À voir sur toutes les figures l’image de son désir, à entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans la conviction de tous. Confondus dans le transport de leur danse, dans la fièvre de leur agitation, ils ne forment plus qu’un seul corps et qu’une seule âme. C’est alors seulement que le corps social est véritablement réalisé. Car, à ce moment, ses cellules, les individus, sont aussi peu isolées peut-être que celles de l’organisme individuel. Dans de pareilles conditions (qui, dans nos sociétés, ne sont plus réalisées, même par nos foules les plus surexcitées, mais que l’on constate encore ailleurs), le consentement universel peut créer des réalités. Toutes Page 135ces femmes dayaks qui dansent et portent des sabres sont, en fait, à la guerre ; elles la font ainsi et c’est pour cela qu’elles croient au succès de leur rite. Les lois de la psychologie collective violent ici les lois de la psychologie individuelle. Toute la série des phénomènes, normalement successifs, volition, idée, mouvement musculaire, satisfaction du désir, deviennent alors absolument simultanés. C’est parce que la société gesticule que la croyance magique s’impose et c’est à cause de la croyance magique que la société gesticule. On n’est plus en présence d’individus isolés qui croient, chacun pour soi, à leur magie, mais en présence du groupe entier qui croit à la sienne.

Mais, dans la vie des sociétés, de pareils phénomènes où, pour ainsi dire, se fabrique consciemment du social, sont nécessairement rares. Sans que la société ait besoin de se donner tout ce mouvement, des états mentaux analogues peuvent se produire. C’est ce que montrent très bien les descriptions connues de rites destinés à procurer la pluie. Chez les Pitta-Pitta du Queensland central, lorsqu’elle désire la pluie, la société ne se borne pas à assister de loin aux opérations du chef et du groupe des sorciers qui, entre autres rites, éclaboussent les bâtons à eau ; la cérémonie faite, tous chantent en chœur avec eux, sur les bords de la mare, et, de retour au camp, se grattent à qui mieux mieux, pendant une journée tout entière, tandis que le chant continue, monotone [8]. Dans de pareils rites, la société n’agit que pour partie. Il y a, pour ainsi dire, division du travail mental et du travail manuel entre un groupe de suggestionneurs et un groupe de suggestionnés. Mais ces deux groupes sont naturellement et parfaitement solidaires. S’ils se sont séparés, si le contact a cessé, l’union sympathique subsiste pour se produire à distance, les actions et les réactions mentales n’en sont pas moins violentes. Chez les acteurs, comme chez les spectateurs-acteurs, nous trouvons les mêmes idées, les mêmes illusions, les mêmes volontés, qui font leur magie commune.

Il y a lieu de généraliser cette observation. La présence de la société autour du magicien, qui paraît cesser quand il se retire dans son enclos, est, au contraire, à ce moment même, plus réelle que jamais, car c’est elle qui l’y pousse pour s’y recueillir, et ne lui permet d’en sortir que pour agir. L’impatience du groupe, par laquelle il est lui-même surexcité, lui livre le groupe ; celui-ci est prêt à se laisser fasciner par Page 136toutes les simulations dont le magicien est, quelquefois, la première victime. Cette attente fébrile et les anticipations qu’elle produit se comprennent, si l’on songe qu’il s’agit de besoins économiques communs qui sont terriblement pressants, pour toutes les tribus agricoles ou pastorales, même chasseresses, en tout cas, pour tout peuple qui vit sous des climats continentaux. Un conte, recueilli par Mrs. Langloh Parker [9] dans l’Australie centrale, nous décrit admirablement l’état d’âme de toute une tribu qui a besoin de pluie, la façon dont elle oblige son sorcier à opérer, et l’influence reconnue à ce sorcier, influence qui va jusqu’à déchaîner un déluge, qu’il finit par arrêter.

De même que la magie des faiseurs de pluie, qui se fait partiellement en public, la magie médicale, qui se fait en famille, nous permet de constater des états sociaux fort bien caractérisés. On y voit un groupe social minime, il est vrai, mais un groupe organisé, avec un chef qui est toute autorité et tout pouvoir, le magicien, et un embryon de foule qui est toute attente, toute crainte, tout espoir, toute crédulité et toute illusion. L’action suggestive d’une partie de ce milieu sur l’autre est immanquable. On peut encore voir, de nos jours, se produire de ces états de groupes élémentaires dans la magie médicale des Malais, même hindouisés, même islamisés. Non attribuéÀ Bornéo, autour des Détroits, chez les Chames, en Indochine, nous trouvons toujours la famille, la sorcière ou le sorcier, le patient formant, au moment de la consultation, une espèce de congrès spirite, où l’administration des médecines n’est, en somme, qu’un moment fort secondaire des opérations. MaussOn peut admettre, en général, que les rites médicaux sont au plus haut point suggestifs, non seulement pour le malade, sur l’état duquel nous sommes bien informés, mais encore pour l’assistance dont l’esprit est tendu, et que les gestes du magicien, ses transes quelquefois, fascinent et frappent au plus profond de l’âme.

Parmi les faits que nous venons de citer, les rites médicaux ont un caractère magique probablement indiscutable et répondent suffisamment à la définition que nous avons donnée des rites magiques ; mais les autres rites et, en particulier, ceux où nous avons vu se développer les états sociaux les plus parfaits, ont un caractère public, obligatoire, et par suite répondent mal à cette définition. Serions-nous donc arrivés à donner une explication de la magie qui n’en serait plus Page 137une, puisque les phénomènes sociaux, où nous croyons trouver son explication, se produisent au cours de rites qui sont précisément publics, non pas parce qu’ils sont magiques, mais parce qu’ils répondent à des besoins publics, et qui, par conséquent, semblent porter plutôt la marque de la religiosité et du culte ? Nous aurions donc expliqué le caractère collectif non pas de la magie, mais de la religion, et nous ferions la faute logique de prétendre que celui-ci rend compte de celui-là. Après avoir distingué soigneusement magie et religion, après être restés constamment dans le domaine de la magie, nous nous serions introduits subrepticement dans le domaine de la religion. Mais, répondant à cette objection, nous soutenons que les faits en question ne sont pas exclusivement religieux. Même, ils n’ont pas paru tels à la plupart des historiens et des théoriciens qui nous ont précédés, puisque ceux-ci les font généralement figurer parmi les faits magiques. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont la souche de faits magiques, et qu’ils sont, en réalité, au moment même où ils sont accomplis, en partie magiques. En effet, si l’on peut dire que les rites des faiseurs de pluie sont quasi religieux, on ne peut nier que le rôle principal y soit joué par un personnage qui précisément, en général, fait aussi l’office de sorcier maléficiant.

Restent donc les rites où nous ne voyons pas de magicien, qui sont accomplis en chœur par tous les membres du groupe. Ceux-là ne sont qu’en partie religieux. S’ils ont donné, autre part, naissance à des cultes, nous ne les voyons pas apparaître, là où nous les observons, sous la forme de cultes organisés. Nous n’y trouvons qu’une sorte de tonalité religieuse. Dans ce milieu, la religion peut naître ; elle n’en est pas encore sortie. D’autre part, dans ces rites, nous voyons réalisés au moins deux des caractères de la magie, caractères secondaires il est vrai, à savoir : la contrainte et l’efficacité mécanique directe, sans intermédiaires spirituels différenciés. Enfin, nous nous croyons autorisés à penser que nous sommes justement en présence de faits qui perpétuent ceux où a dû se former la notion de mana. Les femmes dayaks, dans leur danse de guerre, opèrent fatalement, toutes ensemble, cette synthèse qu’est un jugement magique, synthèse qui implique la notion de mana. Leur danse est en effet leur manière de collaborer à la guerre ; collaboration sentie et crue parfaitement efficace. Pour elles, il n’y a plus ni distance ni durée ; elles sont sur le terrain de guerre. Les formes expérimentales de l’idée de Page 138cause n’existent plus pour elles, il n’y a plus que la causalité magique. Leur conscience est absorbée par la sensation de leur pouvoir et de l’impuissance des choses, à ce point que tout démenti de l’expérience ne peut être expliqué par elles que comme œuvre de pouvoirs contraires mais de même nature que le leur. Leur sensibilité est absorbée par le sentiment très vif de leur existence comme groupe de femmes et de la relation sociale qu’elles ont à l’égard de leurs guerriers, sentiment qui se traduit sous la forme de l’idée de leur pouvoir à elles et des relations de ce pouvoir avec celui de leurs hommes. Tout ce que nous pouvons deviner de leur pensée est en harmonie avec l’énumération que nous avons faite des caractères de la notion de mana. On pourrait dire que ces femmes sont en proie à un monoïdéisme qui graviterait autour d’une pareille notion, ou en d’autres termes, que leurs idées, leurs tendances et leurs actes s’ordonnent suivant la catégorie de mana. Tout au contraire, nous ne voyons pas que, dans leur esprit, soit présente cette notion précise des choses sacrées qui est le signe de l’état religieux.

À vrai dire, la notion de mana ne nous a pas paru plus magique que religieuse. Mais comme elle est, pour nous, l’idée mère de la magie, puisque les faits que nous décrivons sont parmi ceux qui lui correspondent le mieux, nous sommes bien sûrs d’être en présence des faits-souches de la magie. Nous pensons, il est vrai, que ce sont aussi les faits-souches de la religion. Non attribuéNous nous réservons d’ailleurs de démontrer autre part que l’une et l’autre viennent d’une source commune. Et, si nous avons fait voir par l’étude de ces faits que la magie est sortie d’états affectifs sociaux, il ne nous déplaît pas d’avoir consolidé, du même coup, l’hypothèse que nous avions déjà faite pour la religion.

HubertLes faits que nous venons d’interpréter ne se sont pas produits seulement dans le monde malayo-polynésien ou océanien. Ils sont universels [10]. Ces observances collectives qui témoignent de la solidarité magique d’une famille ou d’un groupe [11], nous les retrouvons aussi en Europe. Nous en avons constaté nous-mêmes : par exemple en plusieurs points de la France, la femme se purge en même temps que son mari. Mais ce ne sont plus là que des témoins d’états disparus. Ils n’expriment que faiblement l’existence d’une solidarité réelle de pensées et de sentiments entre les êtres qui pratiquent ce genre de rites en même temps. Quant aux assemPage 139blées magiques, elles sont également universelles et nulle part, sans doute, la foule n’y est restée inerte. Ce genre d’assemblées et les sentiments qu’elles produisent sont perpétués par la curiosité impatiente des badauds qui se pressent, dans nos foires, autour des charlatans, vendeurs de panacées. MaussMais le peu que nous connaissons de ces faits nous semble justifier la généralité de nos conclusions, dont nous souhaitons que des recherches de détail, portant sur une magie particulière, viennent un jour vérifier la justesse. Nous sommes intimement persuadés que, à l’origine de toutes ses manifestations, on trouverait un état de groupe, soit que cette magie les ait empruntées à une religion ancienne ou étrangère, soit qu’elles se soient formées sur le terrain même de la magie.

Dans tout le cours de son histoire, celle-ci provoque Hubertdes états collectifs de sensibilité ; elle s’y entretient et s’y rajeunit. Les épidémies de sorcières au moyen âge sont une des meilleures preuves de la merveilleuse surexcitation sociale dont elle a été quelquefois le centre. MaussSi l’Inquisition brûlait plus de sorcières qu’il n’y en avait réellement, elle en créait par cela même ; elle imprimait dans tous les esprits l’idée de la magie et cette idée exerçait une terrible fascination. HubertIl s’opérait, avec une invraisemblable rapidité, de véritables conversions en masse. MaussD’autre part, dans les pièces des procès de sorcellerie, on voit les sorciers se rechercher, s’aboucher, recruter des prosélytes et des acolytes. HubertIls n’ont d’initiative que quand ils sont en groupe. Il faut qu’ils soient au moins deux pour risquer des expériences douteuses. Réunis, ils prennent conscience du mystère qui les protège. MaussDans l’histoire de la sorcière Marie-Anne de La Ville, condamnée en 1711 [12], Hubertnous lisons à quel point les chercheurs de trésors, qui gravitent autour d’elle, nourrissent leur foi de leur agitation mutuelle. Mais le groupe magique, si étendu qu’il soit, ne se suffit pas à lui-même. Après chaque déception des associés, il leur faut l’appoint d’espoirs tout frais, que leur apportent quelques nouvelles recrues. De même, le magicien de Moulins dont nous avons parlé déjà, le menuisier Jean Michel, retrouve ses certitudes au contact de la croyance de son juge et fait des aveux pour le plaisir de parler magie.

MaussAinsi, le magicien reçoit du dehors un encouragement perpétuel. La croyance à la magie, encore vivace dans certains coins de nos sociétés, encore générale il y a à peine un siècle, est le signe le plus réel et le plus vivant de cet état d’inquiéPage 140tude et de sensibilité sociales, où flottent toutes les idées vagues, toutes les espérances et les craintes vaines, auxquelles ce qui subsiste de l’ancienne catégorie de mana donne un corps. Il y a, dans la société, un inépuisable fond de magie diffuse, auquel le magicien lui-même puise et qu’il exploite consciemment. Tout se passe comme si elle formait autour de lui, à distance, une sorte d’immense conclave magique. C’est ce qui fait que le magicien vit, pour ainsi dire, dans une atmosphère spéciale qui le suit partout. Si loin qu’il soit du siècle, il ne sent pas qu’il en soit vraiment détaché. Sa conscience d’individu est profondément altérée par ce sentiment. En tant que magicien, il n’est pas lui-même. Quand il réfléchit sur son état, il arrive à se dire que son pouvoir magique lui est étranger ; il le tient d’ailleurs, et n’en est que le dépositaire. Or, sans pouvoir, sa science d’individu est vaine. HubertProspero n’est pas le maître d’Ariel, son pouvoir magique, il l’a pris en charge, quand il l’a délivré de l’arbre où l’avait enfermé la sorcière Sycorax, mais à condition et à temps. Quand il le rend à l’air, à la nature et au monde, il n’est plus qu’un homme et peut brûler ses livres.


Now my charms are all o’erthrown,
And what strength I have’s mine own ;
Which is most faint ....... [13]

MaussLa magie s’est souvenue, tout le long de son existence, de son origine sociale. Chacun de ses éléments, agents, rites, et représentations, non seulement perpétue le souvenir de ces états collectifs originels, mais encore donne lieu à leur reproduction sous une forme atténuée. Tous les jours, la société ordonne, pour ainsi dire, de nouveaux magiciens, expérimente des rites, écoute des contes inédits, qui sont toujours les mêmes. Pour être à chaque instant interrompue, la création de la magie par la société n’en est pas moins continuée. Sans cesse se produisent, dans la vie commune, de ces émotions, de ces impressions, de ces impulsions, d’où est sortie la notion de mana. Sans cesse, les habitudes populaires sont dérangées par ce qui paraît troubler l’ordre des choses, sècheresse, richesse, maladie, mort, guerre, météores, pierres à formes spéciales, individus anormaux, etc. À chacun de ces heurts, à chaque perception de l’extraordinaire, la société hésite, elle cherche, elle attend. Ambroise Paré, lui-même, croyait à la vertu universelle de la pierre de Bézoar [14], que l’empereur Rodolphe tenait Page 141du roi de Portugal. C’est cette attitude qui fait que l’anormal est mana, c’est-à-dire magique ou produit de la magie. D’autre part, tout ce qui est magique est efficace, parce que l’attente de tout un groupe donne aux images que cette attente suscite, comme à celle qu’elle poursuit, une réalité hallucinante. Nous avons vu que, dans certaines sociétés, le malade abandonné par le magicien meurt. Nous le voyons aussi guérir de confiance ; car tel est le confort que peut apporter une suggestion collective et traditionnelle. Le monde du magique est peuplé des attentes successives des générations, de leurs illusions tenaces, de leurs espoirs réalisés en recettes. Il n’est au fond que cela, mais c’est ce qui lui confère une objectivité bien supérieure à celle qu’il aurait, s’il n’était qu’un tissu d’idées individuelles fausses, une science primitive et aberrante.

Mais, sur ce fond de phénomènes sociaux, il est très remarquable que, dès que la magie s’est différenciée de la religion, il ne se détache plus que des phénomènes individuels. Après avoir retrouvé des phénomènes sociaux sous la magie que nous avions définie par son caractère individualiste, il nous est facile de revenir maintenant à ce dernier. Car, s’il nous était impossible de comprendre la magie sans le groupe magique, nous pouvons, au contraire, parfaitement concevoir que le groupe magique se soit décomposé en individus. De même, on aperçoit aisément comment les besoins collectifs publics du petit groupe primitif ont fait place plus tard à des besoins individuels, très généraux. On imagine encore facilement que, une fois donnée cette suggestion définitive qu’est l’éducation et la tradition, la magie ait pu vivre comme un phénomène individuel.

Même, l’éducation magique semble avoir été, comme l’éducation scientifique ou technique, donnée le plus souvent d’individus à individus. Les formes de la transmission des rituels magiques chez les Cherokees sont des plus instructives à cet égard. Il y a eu tout un enseignement magique, des écoles de magiciens. Sans doute, pour enseigner la magie à des individus, il fallait la rendre intelligible pour des individus. On en fit alors la théorie expérimentale ou dialectique, qui négligeait naturellement les données collectives inconscientes. Les alchimistes grecs et, à leur suite, les magiciens modernes essayèrent de la déduire de principes philosophiques. D’autre part, toutes les magies, même Page 142les plus primitives, même les plus populaires, justifient leurs recettes par des expériences antérieures. De plus, les magies se sont développées par des recherches objectives, par de véritables expériences ; elles se sont enrichies progressivement de découvertes, fausses ou vraies. Ainsi s’est réduite de plus en plus la part relative de la collectivité dans la magie, à mesure que celle-ci se dépouillait elle-même de tout ce qu’elle pouvait abandonner d’a priori et d’irrationnel. Par là, elle s’est rapprochée des sciences et, en définitive, elle leur ressemble puisqu’elle se dit résulter de recherches expérimentales et de déductions logiques faites par des individus. Par là encore, elle ressemble également, et de plus en plus, aux techniques qui, d’ailleurs, répondent aux mêmes besoins positifs et individuels. Elle tâche de ne garder de collectif que son caractère traditionnel ; tout ce qu’elle fait de travail théorique et pratique est l’œuvre d’individus ; elle n’est plus exploitée que par des individus.Non attribuéPage 143

C’est dans ce dossier que Hubert a intercalé la recension d’un ouvrage de Max Bartels, inédite. Un auteur qu’il connaît pour avoir fait la recension de « Isländischer Brauch und Volksglaube in Bezug auf die Nachkommenschaft », Zeitschrift für Ethnologie, 1900, [p. 53-86], p. 177.

JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Max Bartels, Der Würfelzauber südafrikanischer Völker
Zeitschrift für Ethnologihe,
1903, p. 338-378

C’est un cas particulier du sortilège, c’est-à-dire de la divination par le moyen d’objets (sortes), jetés au hasard, que nous décrit M. Bartels avec une précision et une abondance d’informations inédites, qui font plaisir. Nous sommes en présence dans l’Afrique du sud d’une méthode unique de sortilèges, ayant un centre de dispersion qu’il est aisé de déterminer.

Elle est originaire du pays de Betchouanas et des Bassoutos et de là a été répandue de proche en proche par les devins ambulants jusqu’à la côte, chez les Zoulous par exemple.

Le nom par lequel on désigne souvent en sortes, tollus, dollos, est un mot colonial qui vient du hollandais Dubbelosse (Doppelochsen) et désigne précisément l’astragale de certains animaux. Il s’agit donc d’osselets.

En effet dans les différents jeux qui figurent ou que décrit Mr Bartels il y a les osselets, avec des pierres brillantes, de forme rare, des griffes d’animaux, des morceaux de corne, etc. Le tout est renfermé dans un petit sac ou enfilé en chapelet. Chaque jeu comprend essentiellement quatre plaquettes (le nombre peut en être porté à six ou à huit), décorées chacune d’un ornement distinct, mais qui regroupent deux à deux, par couple de mâle et de femelle. C’est la position des tablettes qui donne la réponse cherchée. Mr Bartels nous donne un certain nombre de positions significatives qu’elle parvient à prendre avec les noms de ces positions. Quant aux osselets et autres pièces ils ont un côté secondaire dont on ne peut pas se rendre exactement compte. Nous ne savons malheureusement pas dans quelles conditions ils sont choisis, ni par conséquent si leur pouvoir magique tient à leur origine. Certains de ces objets sont des unica. Quant aux tablettes leur nom, tel qu’il nous est connu dans deux cas, pour le nord du Transwall, parle pour elles.

Le premier couple, c’est l’ancêtre ou le grand homme et sa femme ; le deuxième c’est l’oncle ou le petit homme et sa femme. Elles sont donc représentées comme des esprits ancestraux.

Dans un grand nombre de jeux l’une des tablettes est décorée d’une figure stylisée de lézard ce qui doit sans doute, dit M. Bartels, nous conduire à la même conclusion.

Malgré des témoignages contradictoires il établit que l’usage de sorts est réservé à certains individus. On en trouve quelquefois un jeu par famille. Ailleurs, les chasseurs en temps de chasse en sont munis, mais en général, le sorcier seul en possède.

Cette méthode de divination s’applique à tout. Mais il est à noter que la consultation des sorts n’est pas un acte libre et individuel, sauf dans les cas vulgaires. Pour d’autres, lorsqu’il s’agit par exemple de découvrir le maléficiant responsable d’une maladie ou d’une mort l’individu s’adresse au chef qui convoque le sorcier et la cérémonie se passe en assemblée générale ou le sorcier asperge préalablement de sa médecine l’assistance toute entière.

La consultation des sorts est accompagnée de prières et d’autres cérémonies.

[1Hubert et Mauss font ici référence à la Critique de la faculté de juger ou Critique du jugement (Kritik der Urteilskraft) publié en 1790 par Emmanuel Kant dans lequel le philosophe allemand donne une série de définitions sur le jugement analytique et le jugement synthétique. Un jugement est analytique lorsque le concept de son prédicat est inclus dans celui de son sujet. Au contraire, dans les jugements synthétiques le concept du prédicat n’est pas inclus dans celui du sujet. Kant distingue aussi deux sortes de jugements synthétiques : « synthétique a posteriori », et « synthétique a priori ».

[2Le manuscrit de Mauss donne une version différente : « Mais nous avons précisément établi que cette réduction des jugements magiques à des jugements analytiques est toute théorique et qu’elle décrit très inexactement ce qui se passe dans l’esprit du magicien, qui introduit toujours, dans ses raisonnements, un terme hétérogène, irréductible à son analyse ».

[3La suite de la phrase a été barrée dans le manuscrit : « Les jugements magiques sont donc des jugements hypothétiques. Mais pour poursuivre nos démarches dialectiques, demandons-nous si la notion d’efficacité magiques est toujours présente ».

[4On peut lire dans le manuscrit : « Et parfaitement substantielle. Les jugements magiques ne sont analytiques que très partiellement ».

[5La suite de la phrase a été barrée dans le manuscrit : « et qu’on n’en peut faire sortir des propositions aussi générales que les jugements magiques. »

[6Alfred Georg Ludvig Lehmann (1858-1921) est psychologue. Il étudia avec W. Wundt à la fin des années 1880 et se spécialisa dans les questions ayant trait à la magie et à la parapsychologie. Il est l’auteur en 1898 de Aberglaube und Zauberei von den ältesten Zeiten an bis in die Gegenwart, Stuttgart, Enke, 1898.

[7 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Une fiche d’Hubert est intercalée : « La demande et le refus ».

[8 JPEG Loic Hamon © Musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye Hubert a ici intercalé une note : « Il n’y a d’illusion qu’au point de vue de la psychologie individuelle : Il n’y en a pas au point de vue de la psychologie collective. »

[9Catherine Langloh Parker (1856-1940). Elle est l’auteur de trois ouvrages concernant les contes australiens : Australian Legendary Tales : folklore of the Noongahburrahs as told to the Piccaninnies (1895) ; Australian Legendary Tales (1897) ; Tales of the Dreamtime (1900). Mauss a aussi fait la recension de son ouvrage The Euahlayi Tribe : A Study of Aboriginal Life in Australia (1900). Voir Œuvres 2, pp. 430-433.

[10Ce passage a été barré dans le manuscrit : « Et nous prétendons que toutes les magies remontent à de semblables états ».

[11Ce passage a été barré dans le manuscrit « quelconque d’individus »

[12Il s’agit certainement du livre de Charles de Coynart, Une sorcière au XVIIIe siècle Marie-Anne de la Ville, Paris, Hachette, 1902.

[13Hubert fait ici référence à l’épilogue de l’œuvre de Shakespeare : The Tempest, tragicomédie en cinq actes créée en 1611. Prospero, le Duc de Milan maîtrise grâce à sa connaissance magique les éléments naturels et les esprits ; notamment Ariel, esprit positif de l’air et du souffle de vie et Caliban, esprit de la terre, de la violence et de la mort.

[14Aussi appelée « pierre de fiel » ou « perle d’estomac », la pierre de Bézoar était réputée pour ses propriétés antipoison. Dans les langues sémitiques, bezoar ou bed-zoar signifie contrepoison.