Par support > Romans, nouvelles > Les Nouvelles Nouvelles

 

1663

Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles Nouvelles

Paris, Ribou, 1663

La préoccupation

L'anecdote du tome III des Nouvelles Nouvelles qui suit est racontée afin d'illustrer les méfaits de la préoccupation, soit la valeur que confère à une oeuvre le nom de son auteur indépendamment de la qualité de celle-ci :

— Pour vous montrer que tout ce que Straton vient de dire de la préoccupation que l’on a pour un nom fameux est véritable, je me trouvai il y a quatre ou cinq jours à la comédie d’un de ces auteurs dont la réputation n’est établie que par la force. J’étais sur le théâtre, auprès d’un jeune homme qui paraissait de qualité. Comme l’on cause quelquefois avec ceux auprès desquels on se rencontre, et que l’on se dit souvent son sentiment les uns aux autres, il me dit que la pièce ne lui plaisait pas et qu’il n’y trouvait rien de bon.
— Comment, Monsieur, lui repartis-je, cette pièce est pourtant de Corneille.
Ce discours le fit rougir et il crut avoir fait une faute qui le devait faire railler de tout le monde, de n’avoir point loué une pièce de Corneille, encore bien qu’il ne l’estimât point.
— Je ne dis pas, me répondit-il, que je la trouve entièrement méchante ; il y a des endroits inimitables et qui ne peuvent partir que d’un Corneille.

Un demi quart d’heure après, je lui dis qu’elle n’était pas de Corneille et que l’on m’en venait d’assurer. — Eh bien ! me dit-il en souriant, n’avais-je pas raison de ne la pas trouver bonne ? Et si j’ai trouvé beaux quelques endroits, c’est que l’acteur les a si bien récités qu’il a su me contraindre malgré moi à donner des applaudissements à l’auteur qui n’étaient pas dus à lui seul.
Quelques moments après, je lui dis qu’une autre personne venait de m’assurer qu’elle était de Corneille.
— Ah, que je le connaissais bien ! me repartit-il ; tout ce que je disais n’était que pour savoir votre sentiment.
— Nous en allons être éclaircis, lui dis-je, et je vais présentement derrière le théâtre le demander aux comédiens. Je revins un moment après et je lui dis qu’elle n’était pas de Corneille.
— Je l’ai toujours cru, me dit-il, et vous avez vu que je vous ai d’abord dit mon sentiment.
Comme nous en étions sur “elle est de Corneille, elle n’en est pas”, ce qui voulait dire “elle est bonne si elle est de lui, elle est méchante si elle est d’un autre”, un jeune étourdi qui était derrière nous tira celui avec qui je parlais et lui dit :
— Morbleu, voilà une belle pièce ! Elle est assurément de Corneille, car j’y viens de remarquer un vers de sa façon. Il faut avouer que c’est un grand homme, que pour les pièces de théâtre aucun ne saurait disputer avec lui et qu’il est si haut qu’il est même au-dessus de l’envie.
La pièce finit peu de temps après que cet ignorant lui eut donné tant d’applaudissements parce qu’il y avait remarqué un vers qu’il avait cru de la manière de Corneille, et ces deux messieurs, ayant su de la plupart de tous ceux qui étaient sur le théâtre, et même de tous les comédiens, que la pièce n’était point de Corneille, la condamnèrent entièrement et ne pardonnèrent pas même aux endroits qu’ils avaient admirés.
— Quoi ! leur dis-je, m’étant encore rencontré auprès d’eux sur le théâtre, après que tout le monde se fut levé, devez-vous ainsi faire injustice à un pauvre auteur qui a fait une bonne pièce, parce que l’on ne vous l’a pas donnée sous le nom de Corneille ? Tant que vous avez cru qu’elle était de ce maître du théâtre, vous l’avez admirée, et présentement que vous savez qu’elle n’en est pas, vous dites que c’est la plus méchante chose du monde. Cependant elle est toujours la même qu’elle était et, quoique l’on vous ait dit qu’elle n’est pas de Corneille, elle n’a pour cela rien perdu de ses beautés.
[…]
Il est enfin certain, continua-t-il, que les grands auteurs se doivent plus fier au bonheur de leur nom qu’au mérite de leurs ouvrages. J’ai souvent vu venir des gens à la comédie qui, après avoir demandé à la porte qui était l’auteur de la pièce que l’on devait jouer, assuraient absolument qu’elle était bonne ou qu’elle était méchante selon le nom que l’on leur disait, comme si ceux qui ont fait de bonnes pièces n’en pouvaient pas faire de méchantes, et ceux qui en ont fait de méchantes n’en pouvaient pas faire de bonnes, ce que l’expérience fait voir tous les jours.

Nouvelles disponibles dans leur édition en ligne.


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »