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1663

Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles Nouvelles

Paris, Ribou, 1663

Omnipotence du public et effet de foule

L'abrégé de la vie de Molière au tome III des Nouvelles Nouvelles commence par un échange sur l'omnipotence du succès public et des brigues :

Lorsque Clorante eut cessé de parler, je lui dis que j'avais pris plaisir à l'entendre, et surtout lorsqu'il avait parlé de la comédie et de l'auteur qui ne faisait réussir ses pièces que par ressorts et par brigues, et qui croyait qu'elles étaient bonnes lorsqu'il y pouvait entraîner bien du monde. — Mais comme je suis depuis peu de retour de la campagne, continuai-je, où j'ai demeuré quelques années, je vous prie de m'apprendre qui est un certain comédien de la troupe de Monsieur, dont les pièces font tant de bruit et dont l'on parle partout comme d'un homme qui a infiniment d'esprit. Je disais cela à dessein de savoir son sentiment et ne feignais d'avoir été à la campagne que pour avoir le plaisir de l'entendre discourir. — Tout ce que je vous puis dire, me répondit-il froidement et avec un souris dédaigneux, c'est qu'il a réussi et que vous n'ignorez pas que

Quand on a réussi, on est justifié,

quelque mal que l'on ait fait et quelque mal que l'on continue de faire. C'est pourquoi j'aurais mauvaise grâce de ne vous pas dire du bien de ses ouvrages, puisque tout le monde en dit, et je ne puis, sans hasarder ma réputation, vous en dire du mal, quand même je dirais la vérité, ni m'opposer au torrent des applaudissements qu'il reçoit tous les jours. Je vous dirai toutefois que l'on doit plutôt estimer l'adresse de ceux qui réussissent en ce temps que la grandeur de leur esprit. Et comme, loin de combattre les mauvais goûts du siècle et de s'opposer à ses appétits déréglés pour lui faire reconnaître son erreur, ils s'accommodent à sa faiblesse, il ne faut pas s'étonner si ce même siècle leur donne des louanges que la postérité ne leur donnera sans doute pas. Mais pour retourner au fameux comédien dont vous m'avez parlé, ses ouvrages n'ayant pas tout le mérite de sa personne, vous me permettrez de ne vous en dire rien autre chose sinon que c'est un fort galant homme. Je vous en dirais davantage si je ne craignais qu'il se tînt offensé de ce que je vous pourrais dire et si je n'appréhendais de passer pour ridicule aux yeux de ceux qui n'adorent que les bagatelles, qui n'osent démentir la voix publique lorsqu'elle a une fois approuvé une chose et qui, pour donner des louanges à un homme, opinent du bonnet parce qu'ils voient que c'est le sentiment des autres. — Vous êtes cause, repartit Ariste à Clorante, aussi bien que beaucoup d'autres, de cet abus que l'on voit tous les jours augmenter de plus en plus dans le monde. Les applaudissements se donnent présentement par complaisance et peu de personnes approuvent aujourd'hui ce qu'elles louent. Chacun craint de passer pour ridicule en n'approuvant pas ce qu'il entend approuver à un autre, chacun parle contre son sentiment et aide de la sorte à se tromper soi-même, ce qui fait que les pièces qui paraissent généralement approuvées sont souvent celles que chacun condamne en particulier. Cette grande et timide foule d'admirateurs, volontaires et forcés tout ensemble, range insensiblement à son parti les plus opiniâtres, qui croiraient passer pour stupides et pour ignorants s'ils n'approuvaient pas ce que les autres approuvent, bien qu'ils ne soient pas de leur sentiment. — Tout ce que vous dites est véritable, lui répondit Clorante, mais je ne suis pas tout seul cause de ces abus et, pour m'y opposer, je me suis souvent efforcé de louer des pièces de théâtre qui, quoiqu'elles fussent bonnes, ont été condamnées par les mêmes raisons que vous venez de dire, ceux qui connaissaient la bonté de ces pièces n'osant les protéger, de crainte de passer pour ridicules, et disant par complaisance qu'elles ne valaient rien. Comme il y a des critiques, continua-t-il, qui n'approuvent jamais rien et qui entraînent les opinions de quelques gens faciles qui croiraient mal faire et devoir être raillés de ne pas témoigner qu'ils sont de leur sentiment, bien qu'ils n'en soient point, il y en a d'autres qui approuvent tout ce qu'ils voient : je connais un des plus galants abbés du siècle, et à qui je puis sans injustice donner le nom d'obligeant, puisque, par une bonté naturelle, il loue indifféremment tous les ouvrages qu'il voit et tous ceux que l'on lui montre en particulier ; aussi dit-on de lui dans le monde que l'on ne saurait connaître s'il dit la vérité et qu'il ne fait point de jaloux, puisqu'il met tous les auteurs en même degré et qu'il loue également leurs productions en public et en particulier, sans crainte de hasarder sa gloire. Cependant il est constant qu'il a le goût fin et délicat, qu'il connaît bien les défauts de tout ce qu'il voit, et qu'il n'estime pas tout ce qu'il approuve ou qu'il feint d'approuver. — Ces critiques perpétuels et ces trop faciles admirateurs, repartit Ariste, portent les choses dans un excès qui doit être condamné. Les uns disent trop de mal, les autres trop de bien ; les uns blâment quelquefois ce qui est bon, et les autres louent ce qui est méchant ; et les uns et les autres obscurcissent tellement la vérité qu'il est impossible d'y rien connaître, lorsqu'ils se sont une fois mêlés de dire leur sentiment.

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