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1671

abbé Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice

Paris : L. Bilaine, M. Le Petit, E. Michallet, 1671

L'humeur critique

Dans une lettre consacrée à la Bérénice de Racine, l'abbé de Villars témoigne de sa double expérience de spectateur :il n'a pu apprécier la pièce lors de la première représentation, tout occupé qu'il était à remarquer les irrégularités ;lors de la deuxième représentation, il est "enchanté", mais cela l'amène à condamner avec ironie la pièce de Racine, jugée trop élégiaque pour être une bonne tragédie.

Je remarquai toutes ces beautés le second jour, parce que je ne m’attachai qu’à l’expression des passions. Je ne les avais pas remarquées à la première représentation, parce que Corneille m’avait dépravé le goût dans ses pièces, et m’avait accoutumé à chercher des caractères vertueux, ce que j’avais garde de trouver ici. J’avais eu pourtant quelque espérance que le caractère de Titus serait héroïque ; je lui voyais quelquefois des retours assez romains. Mais quand je vis que tout cela n’aboutissait qu’à se tuer par maxime d’amour, je connus bien que ce n’était pas un héros romain que le poète nous voulait représenter, mais seulement un amant fidèle qui filait le parfait amour à la Céladone. De sorte que je vis alors l’inconvénient de cette règle, quoique fort commune : qu’il ne faut pas que l’amour domine dans une pièce héroïque. S’il n’eût pas dominé dans celui-ci, il n’y eût point eu de catastrophe : c’eût été un grand dommage, tout le monde l’a trouvée admirable. L’amour fait que Bérénice, Titus et Antiochus veulent se tuer eux-mêmes ; le même amour fait que Bérénice veut vivre, pour faire vivre Titus et Antiochus ; et bien en prend à Titus que Bérénice ait rescindé son testament et ne lui ait pas envoyé ses cendres, car il se serait assurément tué, et eût apprêté à rire à la postérité.
Il n’y a rien de tel, quand on va à la comédie, que de se dépouiller de l’esprit de critique : rien ne trouble le plaisir qu’on y prend, et rien n’empêche que les passions ne s’apaisent et ne soient purgées (pour parler en termes d’art). Le premier jour, mon humeur critique me rendit un très méchant office : je m’allai mettre en tête que le roi de Comagène était plus honnête homme que Titus, et j'en eus plus de pitié que de cet empereur. La discrétion et la générosité de son amour me faisaient préférer ce prince à l'amant timide qui n'osait exécuter ce qu'il avait promis à une reine, et juré durant cinq années entières, et qui n'en était empêché que par la crainte du sénat, en un temps où les empereurs étaient hors de page.

Extrait signalé par M. Escola  
éd. G. Michaut, La "Bérénice" de Racine, Paris : Société française d'imprimerie et de librairie, 1907, p.250


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