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1671

abbé Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice

Paris : L. Bilaine, M. Le Petit, E. Michallet, 1671

Nouveauté et Surprise dans la Bérénice de Racine

Cette critique de la Bérénice de Racine envisage les critères de nouveauté et de surprise d'une manière ironique:

Je trouvais bien que tout cela était imprévu, et qu'aucun des spectateurs ne s’y attendait. Qui eût pensé lorsqu’Antiochus vint prier l’empereur d’aller empêcher la reine de se tuer, jurant qu’il y avait fait ses efforts, et qu’il n’y avait que Titus au monde qui la pût sauver, qui eût cru que Titus, ayant refusé d’y aller, sur ce qu’il y avait à parler aux consuls imaginaires, et en ayant laissé la commission à Antiochus, et ce roi, par des raisons inconnues, ayant trouvé plus à propos de demeurer sur le théâtre et de s’évaporer en exclamations pour donner tout loisir à sa maîtresse de s’abandonner au désespoir ; qui se fût attendu que tout cela dût aboutir à un billet doux ! Les comédiens ont été d’avis de supprimer ce billet funèbre à la seconde représentation ; je crois qu’ils ont eu tort. Du moins le spectateur voyait-il par là quel était le texte de la froide et longue harangue que Titus fait à Bérénice […]. Les spectateurs peu crédules, et peu persuadés qu’on se tue ainsi de gaité de cœur, sont bien aises de voir l’épitaphe du cœur de cette amante, et sont par là disposés à croire que l’amant, héritier de ses cendres, pourrait bien se pendre de regret, ou du moins en prendre la résolution. Ainsi, sauf meilleur avis, les comédiens feront bien de rétablir le madrigal.
S’ils s’avisent de retrancher à leur gré les madrigaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de vers. L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloigner du genre d'écrire de Corneille, de faire une pièce de théâtre qui, depuis le commencement jusqu'à la fin, n'est qu'un tissu galant de madrigaux et d'élégies ; et cela pour la commodité des dames, de la jeunesse de cour, et des faiseurs de recueils de pièces galantes.
Il ne faut donc pas s'étonner s'il ne s'est pas mis en peine de la liaison des scènes, s'il a laissé plusieurs fois le théâtre vide et si la plupart des scènes sont si peu nécessaires. Le moyen d’ajuster tant d’élégies et de madrigaux ensemble, avec la même suite que si on eût voulu faire une comédie dans les règles ? On se soucie bien dans le monde si une scène est nécessaire, pourvu qu’elle exprime tendrement et naturellement quelque sentiment délicat. Qu’importe aux dames qu’un auteur porte le cothurne ou le brodequin, pourvu qu’elles pleurent, et que de temps en temps elles puissent s’écrier : cela est joli.
Tout le monde est capable de connaître ce qui est joli, mais tout le monde n’est pas capable de connaître ce qui est beau. Ainsi il est bien plus prudemment fait à un poète qui cherche l’approbation du public de s’attacher au joli que de se mettre en peine du beau. La majesté du cothurne plaît aux savants ; mais la jeunesse, les dames, et les barbons que les dames corrompent (qui ne sont pas en petit nombre) s’accommodent mieux de la galanterie de l’escarpin.
Je conseillerais toujours à tout auteur de bon sens d’imiter celui-ci : de faire bonne provision de sentiments élégiaques, de tendresses de madrigal, de pensées brillantes, du reste dédaigner les règles, l’invention, l’histoire, les bonnes mœurs, l’uniformité des caractères, le vraisemblable. Tout cela ne fait qu’arrêter l’imagination du poète, contraindre la nature, empêcher de pousser à bout une passion, et obliger à mettre en une scène ce qui quelquefois fait tout un acte, voire toute une pièce. Car toute cette pièce, si l'on y prend garde, n'est que la matière d'une scène, où Titus voudrait quitter Bérénice ; l’amante en serait marrie, et se voudrait tuer : l’empereur la menacerait de se tuer lui-même si elle se tuait ; et Bérénice, afin de n’avoir pas le déplaisir de voir en l’autre monde l’ombre de son ingrat, aimerait mieux vivre, et prendre congé pour la Palestine. N’est-il pas plus adroit, sans s’aller embarrasser d’incidents, d’avoir ménagé cette scène et d’en avoir fait cinq actes ? Premièrement, on se délivre par ce stratagème, de la fatigue que donnait à Sophocle le soin de conserver l’unité d’action dans la multiplicité des incidents ; car à peine y a-t-il une action ici, bien loin d’y en avoir plusieurs ; et on n’a que faire de craindre que la règle des vingt-quatre heures n’y soit pas gardée ; sans le prince de Comagène, qui est naturellement prolixe en lamentations et irrésolutions, et qui a toujours un toutefois et un hélas de poche pour amuser le théâtre, il est certain que toute cette affaire s'expédierait en un quart d'heure, et que jamais action n'a si peu duré. Cependant le tour de maître a été d’empêcher le spectateur de s’apercevoir de ce qui devait faire tout le fin du dénouement, de ménager la catastrophe, et d’empêcher le monde de soupçonner que Titus pût être capable de se vouloir tuer.
Un autre poète (Monsieur Corneille par exemple), s’il eût voulu faire qu’un premier acteur se résolût à s’ôter du monde dans le cinquième acte, aurait grossièrement préparé son caractère selon les règles, et l’eût dépeint dès le commencement, violent, emporté, aimant peu la vie, ou semblables préparations, qui eussent fait que le spectateur, par la règle de l’uniformité des caractères, eût dit quand il lui eût vu protester qu’il s’allait tuer, qu’il fallait s’attendre d’un homme sans modération : ainsi cet emportement eût perdu la grâce de la nouveauté.
Mais que Titus s’enferme huit jours pour délibérer ce qu’il a à faire touchant Bérénice ; qu’il vienne de sens froid sur le théâtre demander de ses nouvelles ; qu’il écoute sa gloire et son conseiller Paulin, en homme judicieux et reposé ; qu’il promette diverses fois qu’il va donner une grande marque d’amour à la reine ; et que, quand nous attendons l’effet de cette délibération de huit jours, de ces conseils de Paulin, de ces échappées héroïques qu’il fait en lui-même, et de ces sentiments magnanimes qu’il étale et à Paulin et à Antiochus et à Bérénice, tout cela n’aboutisse qu’à se vouloir tuer ! Monsieur Corneille me pardonnera, si je n’espère pas que le dénouement de sa pièce soit si particulier et si peu attendu. De même, que Bérénice, qui au contraire est si emportée dans le commencement et dans tous les cinq actes, devienne tout à coup de sens rassis pour dénouer et finir la pièce, quand elle a assez duré, et donne le bonsoir à Titus et à la compagnie par un simple changement de volonté : je ne m’y attendais pas, je l’avoue ; j’ai trouvé cela nouveau, et de plus de fort bon exemple.

Extrait signalé par M. Escola 
éd. G. Michaut, La "Bérénice" de Racine, Paris : Société française d'imprimerie et de librairie, 1907, p.251-256


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