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1671

Madame Bossuet ; Roger de Bussy-Rabutin, Lettre à Bussy-Rabutin

Le personnage de Bérénice

Dans cet échange de lettres de l'été 1671, Madame Bossuet fait l'éloge du personnage racinien de Bérénice. Son admiration donne lieu à un échange de vues quant au comportement honnête d'« un pauvre coeur abandonné ».

MME BOSSUET À BUSSY.
À Dijon, ce 28 juillet 1671.

Je suis très fâchée de ne pouvoir vous envoyer la Bérénice de Racine ; je l'attends de Paris. Je suis assurée qu'elle vous plaira, mais il faut pour cela que vous soyez en goût de tendresse, je dis la plus fine, car jamais femme n'a poussé si loin l'amour et la délicatesse qu'a fait celle-là. Mon Dieu ! la jolie maîtresse ! Et que c'est grand dommage qu'un seul personnage ne puisse pas faire une bonne pièce ; la tragédie de Racine serait parfaite.


BUSSY À MME BOSSUET.
À Chaseu, ce 1er août 1671.

Je serai bien aise de voir la Bérénice de Racine ; et s'il ne faut, comme vous dites, qu'être en goût de tendresse pour l'estimer, je ne désespère pas d'en faire le cas qu'elle mérite. Je suis né tendre et je n'irai pas fort loin pour revenir là-dessus à mon naturel.


MME BOSSUET À BUSSY.
À Dijon, ce 5 août 1671.

Tenez, Monsieur, voilà la Bérénice de Racine que je vous ai promise. Je vous défie, tout révolté que vous puissiez être contre l'amour, de la lire sans émotion, et, quelque entêté que vous soyez de la gloire, de ne vouloir pas un mal enragé à Titus de la préférer à une si aimable maîtresse. Les dames, après cela, n'ont qu'à être de bonne foi pour les messieurs, et qu'à les bien assurer de leur coeur, vous voyez ce qu'il en coûte : encore sont-elles la plupart assez sottes pour n'avoir pas de regrets à leurs peines. Mais ne serait-on pas trop heureux de pouvoir se contenter des tièdes plaisirs de la bonne amitié ? Dites-moi ce que vous en pensez, Monsieur ; ce peut être le sujet d'une lettre.

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BUSSY À MME BOSSUET.
À Bussy, ce 13 août 1671.

Je ne fais que recevoir votre lettre, Madame, avec Bérénice ; je viens de la lire. Vous m'aviez préparé à tant de tendresse que je n'en ai pas tant trouvé. Du temps que je me mêlais d'en avoir, il me souvient que j'eusse donné là-dessus le reste à Bérénice. Cependant il me paraît que Titus ne l'aime pas tant qu'il dit, puisqu'il ne fait aucun effort à l'égard du sénat et du peuple romain. Il se laisse aller d'abord aux remontrances de Paulin qui, le voyant ébranlé, lui amène le peuple et le sénat pour l'engager, au lieu que s'il eût parlé ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde soumis à ses volontés. Voilà comment j'en aurais usé, Madame, et ainsi j'aurais accordé la gloire avec l'amour. Pour Bérénice, si j'avais été à sa place, j'aurais fait ce qu'elle fit, c'est-à-dire que je serais parti de Rome la rage dans le coeur contre Titus, mais sans qu'Antiochus en valût mieux. Les gens qui n'ont point passé par là croient qu'il n'est rien en pareille rencontre de si naturel et de si aisé que de chercher à se remplir le cœur de quelque autre passion. Pour moi, j'ai éprouvé que la chose n'est pas possible, et qu'on est tellement rebuté de l'infidélité, de l'inconstance et de l'ingratitude, que l'on préfère « les tièdes plaisirs de la bonne amitié » à tout le reste.


MME BOSSUET À BUSSY.
À Dijon, ce 24 août 1671.

Votre cœur n'est pas aussi indifférent que je le croyais, puisqu'il vous souvient encore que vous auriez pu donner le reste à Bérénice en fait de tendresse, et il faut l'avoir poussé bien loin, pour trouver qu'on en aurait plus qu'elle : je vous en loue et révère ; il ne faut pas aimer à demi quand on s'en mêle. Tout ce que vous dites, Monsieur, sur l'état où se trouve un pauvre cœur abandonné est si bien dit et si juste, qu'il n'y a personne qui ne sente que cela doit être ainsi, pour peu qu'on ait l'âme honnête ; et je trouve si vilain de chercher à se remplir le cœur d'une autre passion, que je ne puis souffrir les gens qui en sont capables. Toutes les dames parlent ainsi en pareil cas ; mais elles ne sont pas toujours si sincères que moi.

Extrait signalé par M. Escola.  
éd. G. Michaud, La « Bérénice » de Racine, Paris : Société française d'imprimerie et de librairie, 1907, p. 301-304.


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