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1690

Edme Boursault, Les Fables d'Esope

Paris, Théodore Girard, 1690

Réponse au critique mal intentionné

Boursault défend sa pièce en alternant point de vue poétique, considérations sur l'effet du spectacle et signes de son succès. Il fait aussi le portrait du critique mal intentionné.

Le succès que cet ouvrage a eu semble le justifier assez, et ce serait mal reconnaître les obligations que j'ai à la voix publique de douter qu'il n'y ait du bon, puisqu'elle y en a trouvé. Le meilleur témoignage que j'en puisse rendre est l'empressement qu'on a eu, non seulement de le voir, mais de le voir plusieurs fois. Et comme toutes les règles du théâtre n'ont jamais eu d'autre but que celui de plaire, je crois les avoir suffisamment observées puisqu'il y a peu de personnes à qui je n'aie plu. Je dis « peu de personnes », car il y en a toujours quelques-unes qui mettent toute leur étude à se distinguer, et qui font consister tout leur esprit à le faire paraître singulier. Si c'est en avoir beaucoup de remarquer des fautes dont le public ne s'aperçoit pas, c'est ne l'avoir pas trop raisonnable de vouloir résister au torrent, et je prendrais le parti de ne pas dire mon sentiment, quelque bon qu'il me parût, si je le voyais opposé à celui de tout le monde. Non que je sois assez téméraire pour me persuader sottement que cette pièce soit exempte de fautes : je les connais aussi bien que qui que ce soit et, pour dire quelque chose de plus, je les ai même connues en les y mettant, et n'ai pas laissé de les y mettre, parce que j'aurais cru en faire une plus grande de les en ôter. Quelque injustice qu'on me puisse faire, je suis sûr qu'on ne m'en fera pas assez pour s'imaginer que je n'aie pas su que du temps d'Ésope il n'y avait ni huissiers, ni procureurs, ni conseillers-gardenottes, ni présidents au mortier, ni duc ni pairs ; ou que s'il y avait pour le peuple des charges à peu près semblables, et pour les personnes de qualité des dignités équivalentes, c'était sous des noms différents. Mais de quel fruit aurait été la morale ingénieuse et divertissante dont cette pièce est remplie, si je m'étais servi de noms et de termes inconnus ? Et comment aurais-je pu faire sentir ce qu'on aurait eu beaucoup de peine à connaître ? Je sais qu'en ce temps-là il n'y avait point de librairies qui vendissent de livres défendus dans l'arrière-boutique, ni qui contrefissent ceux de leurs confrères, mais comme toute la vigilance d'un magistrat aussi équitable qu'austère ne peut si bien abattre cette hydre qu'il n'en paraisse toujours quelque tête, Ésope ayant été l'un des plus raisonnables hommes du monde, et la raison étant de tous les pays et de tous les temps, s'il n'est pas vrai qu'il ait dit ce que je lui fais dire, il est au moins vraisemblable qu'il n'aurait pas manqué de le dire si ce désordre eût été de sa connaissance. Et cela suffit.

Cette comédie, à ce que disent les gens singuliers dont j'ai parlé, n'a pas un assez grand nœud, ni assez de jeu de théâtre. Et si cette pièce a quelque mérite, c'est justement de là que je prétends le tirer. Avoir pu trouver un nœud à Ésope c'est sans doute quelque chose et les maîtres de l'art n'en peuvent disconvenir ; mais avoir eu le secret de le faire assez petit pour ménager le terrain et pour introduire sur la scène des personnages qu'on aime mieux y voir que les personnages du sujet même, c'est à mon sens ce qu'on en doit le plus estimer ; ou pour mieux dire ce qu'on en doit blâmer le moins. Je m'en rapporte de bonne foi à ceux qui ont honoré cette comédie de leur présence. Qu'ils disent si les scènes de la précieuse, du paysan, de la mère dont on a enlevé la fille, de la conseillère-gardenotte, et toutes les autres de cette nature, qui ne tiennent au sujet que par la relation que les personnages ont avec Ésope, ne leur ont pas fait plus de plaisir que le reste, et si la morale satirique et instructive dont elles sont accompagnées n'est pas ce qui les a le plus intéressés. En un mot, cette pièce est un genre si différent de toutes les autres qu'il la faut regarder, pour ainsi dire, avec d'autres yeux et ne pas l'ajuster à des règles, judicieuses à parler en général, mais chimériques dans une espèce aussi particulière que celle-ci. Si j'osais faire une comparaison de la chose du monde la plus sérieuse à celle qui l'est le moins, je dirais qu'il en est des règles du théâtre comme des lois de la justice. Les législateurs ont marqué les cas où elles doivent être appliquées, et pour lors c'est une leçon prescrite. Mais dans des cas qui ne sont pas tombés sous leur sens, et que le hasard fait naître malgré toute la prévoyance humaine, c'est à ceux qui en sont les juges à faire des lois nouvelles pour les cas qui n'ont pas été prévus, et de même dans toutes les choses qui arrivent et qu'on n'a pas été obligé de prévoir. Si ces grands génies de l'Antiquité, je veux dire Aristote et Horace, qui ont donné des règles pour le théâtre, avaient pu se figurer qu'Ésope eût dû y paraître quelque jour, ils auraient cherché tout ce qui aurait été capable de le faire réussir. Et puisqu'il n'a pas moins réussi que s'ils m'avaient marqué le chemin que j'ai trouvé, il faut apparemment que j'aie trouvé ce qu'ils m'auraient enseigné eux-mêmes.

Pour le jeu de théâtre, je l'ai ménagé autant qu'il m'a été possible dans le peu que le sujet m'en a fourni, et je crois même l'avoir assez heureusement disposé pour y attacher l'attention de l'auditeur jusqu'à la dernière scène, qui est l'effet le plus favorable qu'on puisse attendre en semblable occasion. Il y a une scène de petits enfants, qui finit le troisième acte, qui a eu assez de succès pour mériter d'avoir des censeurs. C'est une fable que j'ai mise en action, et voici les défauts qu'on y a trouvés : on dit que ces enfants ont trop d'esprit, et qu'Ésope leur dit de trop belles choses. C'est un reproche qui me fait honneur et j'aime mieux pécher de ce côté-là que de l'autre. Mais pour répondre à une si faible objection, il est constant, et j'en prends l'expérience à témoin, qu'on voit tous les jours de petits enfants de qualité qui ont une si belle éducation que rien n'est plus agréable que ce qu'ils disent. Et peut-être a-ce été à en entendre parler quelques-uns que j'ai pris le style dont j'ai eu besoin pour ceux que j'ai mis sur le théâtre. Je dois aussi ce témoignage à la vérité que ceux qui y ont trouvé à dire ne sont pas d'une qualité distinguée, et comme leurs enfants ne parlent peut-être pas si bien que ceux-là, ils ignorent ce que d'autres sont capables de dire. Pour Ésope, qui ne laissait échapper aucune occasion de bien faire et qui après avoir eu la bonté de prêter l'oreille à leur petit différend, les exhorte à avoir de l'amitié l'un pour l'autre, il n'y a rien dans ce qu'il leur dit qui ne soit dans la fable que ces petits enfants représentent, et je consens volontiers que ce que je ferai à l'avenir soit exposé à une pareille censure à condition d'un même succès.

Quelque grand qu'il ait été, j'avoue que j'ai tremblé plus d'une fois et que s'il y a de la gloire à acquérir à mettre quelque chose de nouveau au jour, il y a beaucoup de danger à craindre. Le peuple qui s'attendait à voir une comédie ordinaire qui d'intrigue en intrigue, et à la faveur de quelques plaisanteries, va insensiblement à la fin de son sujet, fut surpris d'entendre des fables, à quoi il ne s'attendait pas (car cette pièce n'avait été promise que sous le nom d'Ésope) et ne sut d'abord de quelle manière il devait les recevoir. Mais quand il comprit le sens qu'elles renfermaient, et qu'il vit toute l'étendue de leur application, il se voulut mal de l'injustice qu'il m'avait rendue, et ses applaudissements furent, si j'ose me servir de ce terme, comme la réparation de son murmure. Ainsi j'ai tous les sujets imaginables de m'en louer et je n'en ai aucun de m'en plaindre.

Ce qui m'a paru de plus dangereux dans cette entreprise, ç'a été d'oser mettre des fables en vers après l'illustre Monsieur de La Fontaine, qui m'a devancé dans cette route, et que je ne prétends suivre que de très loin. Il ne faut que comparer les siennes avec celles que j'ai faites pour voir que c'est lui qui est le maître. Les soins inutiles que j'ai pris de l'imiter m'ont appris qu'il est inimitable et c'est beaucoup pour moi que la gloire d'avoir été souffert où il a été admiré.

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