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1664

François Hédelin, abbé d' Aubignac, Macarise

Paris, Du Breuil, 1664

Le ballet des portraits

Bien qu'il s'agisse à priori d'un ballet, cette immense allégorie scénique en dépasse largement le cadre. Elle propose notamment une représentation de différents types de comédiens, ainsi que quelques réactions du public :

Il fut dansé sur un spacieux et magnifique théâtre, dont l’ouverture fut faite par une peinture du monde, qui parut soudainement aux yeux des spectateurs et qui servit de scène à tout le ballet. On y voyait le ciel orné de tous les astres et finissant peu à peu en voûte jusque dans une profonde perspective qui semblait le joindre à perte de vue aux eaux agitées d’une vaste mer. Sur le rivage et sur le reste du terrain plus avancé s’élevaient des montagnes, des rochers, des forêts et des villes avec tant d’art que l’on croyait être sur ces agréables éminences qui font voir toutes ces choses au vrai dans une perspective naturelle et de longue étendue.

Mais la jeune Mimelithe, se remettant en l’esprit que celles qui dansent un ballet n’ont pas le plaisir de le voir, se résolut d’en faire la première et la dernière entrée avec celles qu’elle avait admises à ce divertissement et, pour le faire dans l’ordre du sujet, elle voulut représenter la portraiture comme une grande déesse qui venait du ciel en terre pour établir sa puissance dans la cour des rois. Et les autres qui, toutes, étaient les plus belles de la cour et les plus estimées de Doxane, représentaient les idées des perfections humaines comme la beauté, les grâces, les sciences et les vertus.

Aussitôt, donc, que le théâtre fut ouvert, un grand nuage clair et transparent, s’avançant peu à peu sous les mouvements d’une agréable harmonie, couvrit une partie du ciel et, s’abaissant jusqu’en terre se fendit et fit paraître Mimelithe et sa compagnie avec beaucoup de surprise et de satisfaction. Elles descendirent toutes sur le théâtre où elles dansèrent avec beaucoup de grâce et d’agilité et, ne pouvant plus remonter dans le nuage qui s’en était retourné vers le ciel, elle prirent place aux deux côtés du théâtre sur des sièges magnifiques préparés à ce dessein en amphithéâtre où, levant leurs masques, elles firent le plus beau spectacle du ballet.

De ce même nuage sortit un grand éclair qui fut suivi d’un chariot d’or et fort pompeux tiré par quatre chevaux ailés. Il portait la folie assez reconnaissable aux couleurs de ses habillements et à d’autres marques ordinaires et qui se qualifiant de reine de tout le monde, souveraine des peuples et des rois, faisait le premier récit d’une voix mélodieuse jointe à l’harmonie d’un luth qu’elle touchait excellemment, et elle chantait ces vers qui, depuis, furent si souvent répétés en cette cour que nous n’avons pas pu les oublier : […]

Après qu’elle eut chanté, on vit sortir de son chariot six singes qui portaient des pinceaux, des marbres et des molettes à broyer les couleurs, des palettes et plusieurs autres choses nécessaires à la peinture et qui dansèrent en faisant mille tours de souplesse sur ce chariot et sur les chevaux où, s’étant à la fin trouvés tous montés, ils furent emportés à travers l’air d’une vitesse incroyable.

Incontinent parut la Nature suivie de l’Art et de l’Erreur. La première avait une infinité de mamelles, pour montrer qu’elle est la nourrice de tout le monde, avec la représentation de toutes les choses qu’elle avait comme des modèles. L’Art portait plusieurs cartes blanches sur lesquelles il s’efforçait de crayonner le visage de la nature et de copier ses modèles et, même en dansant, il tâchait d’imiter toutes ses démarches et ses postures. Mais l’Erreur, qui tenait en ses mains plusieurs masques de figures différentes les opposait toujours au-devant de la Nature comme pour empêcher l’Art de la bien envisager et lui faisait faire plusieurs faux pas et mauvaises actions, selon qu’il les faisait le premier. Ce qui donna sujet à quelque dispute entre eux, après laquelle ils se retirèrent.

Alors, l’une de ces montagnes qui paraissaient sur le bord de la mer s’avance et se tourne assez légèrement et, du milieu de deux croupes qui se séparaient vers le haut, on vit descendre la Poésie et la Rhétorique, tenant toutes deux des pinceaux et des palettes à la main et, s’étant fait plusieurs caresses, elles firent venir après elles deux poètes et deux orateurs auxquels elles distribuèrent des instruments servant à la peinture, avec un ordre préfixe de ne s’occuper dorénavant qu’à faire des portraits.

Mais, pour leur faire entendre de quel esprit ils y devaient travailler, aussitôt qu’elles furent remontées avec eux dans leurs premières places, elles touchèrent de la main les deux croupes de cette montagne qui se trouvèrent incontinent changées en deux femmes de taille gigantine dont l’une représentait l’Imposture et l’autre la Flatterie.

La première, ouvrant sa robe, en fit sortir une douzaine de petites filles qui représentaient les Fables, les unes vêtues à l’égyptienne, les autres à la grecque et à la mode des plus fameuses nations de la terre.

Après avoir dansé, elles se retirèrent aux pieds de celle qui venait de les enfants. Et de l’autre géante en sortit un pareil nombre de petites filles qui représentaient les Figures et les Couleurs de la Rhétorique, et dont les formes et les étoffes de leurs habillements avec quelques marques différentes donnaient cette connaissance. Et s’étant rangées auprès de cette mère monstrueuse qui les avait produites, on vit entrer plusieurs personnes de tout sexe, de tout âge et de toutes conditions qui sollicitaient ces poètes et ces orateurs de faire leurs portraits. On y voyait des princesse mêlées avec de petites bourgeoises aussi vaines que malfaites. On en remarquait d’assez vieilles pour être l’image de la mort, jalouses néanmoins des plus jeunes et qui souhaitaient de voir leur portrait sans s’y reconnaître elles-mêmes.

On y fit paraître aussi des hommes d’esprit, mais d’assez faible génie pour s’être rendus sensibles à cette vanité. Ce qui fut de plus plaisant était que plusieurs, trouvant les ouvriers trop occupés, s’avisaient de faire eux-mêmes leur portrait sur l’idée qui leur en pouvait rester en la mémoire, et pour cela, courant aux diverses troupes de ces petites filles, elles en empruntaient les Couleurs, les Figures et les Fables et confondant la témérité de l’Imposture aux douceurs de la Flatterie, ils faisaient des portraits qui n’avaient rien d’eux que le nom.

On en voyait aussi qui, jetant les yeux sur celles idées assises auprès de Mimelithe, en tiraient une copie et faisaient ainsi le portrait de ce qu’ils s’imaginaient être et non pas de ce qu’ils étaient.

Toute cette confusion s’étant évanouie et cette montagne remise en sa place sous sa première apparence, vint un philosophe accompagné de la Vérité et de la Simplicité qui lui portaient les instruments nécessaire à peindre. Il avait entendu parler de ce violent désir que chacun avait de faire faire son portrait et, croyant que chacun serait bien aise de se connaître au vrai et jusque dans l’intérieur pour savoir les défauts de son âme et les réformer, se donnait au public pour se rendre utile par une manifestation naïve de ce que les hommes sont. Et pour montrer l’excellence de son art, il avait apporté son portrait au naturel qui lui ressemblait parfaitement. Ensuite il en tira plusieurs de ceux qui étaient dans la compagnie. Ils étaient certainement fort bien faits, portant même le caractère de l’esprit et de l’humeur des personnes. Mais il les avait tous coiffés d’un bonnets à sonnettes ou bien il leur avait mis une marotte à la main comme pour faire entendre qu’ils étaient des fous, ce qui fit un assez grand murmure dans toute la salle. Il fut apaisé par l’arrivée d’un marchand de miroirs qui chassa le philosophe et sa compagnie, comme un imprudent de fouiller jusque dans le sein des personnes et d’en faire paraître les défauts. Il croyait être plus heureux avec ses miroirs qui, d’un seul trait, faisant le portrait d’un visage, ne découvraient rien de tout ce qui était caché. Mais deux femmes étant survenues pour voir ce qu’il savait faire, l’une trouva que son portrait la faisait trop vieille et l’autre qu’elle ne paraissait pas assez belle. De sorte que, ne pouvant rencontrer de miroirs capables de les déguiser, elles les mirent tous en pièces et traitèrent le marchand aussi mal qu’il le devait appréhender, tant il est vrai que chacun s’efforce de cacher ses imperfections corporelles les plus visibles avec autant d’empressement que les corruptions de l’âme.

On n’avait pas encore cessé de rire du caprice de ces deux femmes, quand on aperçut la terre s’entrouvrir et pousser du fond de ses abîmes la Nécessité, représentée par une femme sèche, pâle et décharnée qui semblait être un squelette mouvant et non pas un corps animé. Elle était montée sur un monstre d’épouvantable figure, ayant plusieurs têtes, gueules béantes, armé d’un grand nombre de dents longues et aiguës et soutenue de plusieurs pattes semblables à celles des griffons. Sitôt que la terre se fut refermée, on vit sortir d’une forêt voisine la Diligence sur un grand cerf et portant au bout de ses doigts des molettes d’éperon et, en même temps, descendit des nues un grand épervier sur lequel était l’Industrie, qui portait au lieu de doigts les divers instruments des arts les plus subtils, et coiffée d’une ruche d’abeilles.
L’étonnement que donna l’arrivée de ces trois différents personnages se changea bientôt en plaisir par l’agréable concert de leur voix et d’un théorbe avec lequel elles chantèrent ces vers. […]

Sitôt que leur musique fut finie, la terre s’ouvrit sous le monstre qui portait la Nécessité et la frayeur de sa chute fit retourner la Diligence dans la forêt et l’Industrie dans les nues.

Alors parurent diverses troupes de joueurs de tragédies, qui ne font rien autre chose que les portraits de la vie des grands. Les uns n’étaient bons qu’à représenter les princes vertueux ou tyrans, les autres ne faisaient que les sages politiques, les guerriers ou les dieux. Il y en avait aussi qui semblaient être des reines avancées sur l’âge, ou de jeunes princesses surprises de quelque violente passion.

Après eux vinrent les comédiens qui sont les portraits au naturel des intrigues des bourgeois : l’on y voyait les images de jeunes débauchés et de filles peu sages, d’esclaves complaisants aux passions de leurs maîtres ou de vieillards trompés par leurs fourbes

Ceux qui les suivaient étaient les portraits de la vie champêtre. Il y avait deux bergères, deux satyres et deux princes travestis en bergers dont les transports différents aussi bien que leurs figures firent une infinité d’amoureuses plaisanteries.

Après quoi, ils laissèrent le théâtre à plusieurs mimes, dont les uns représentaient des filoux, les autres des magiciennes, mais imprimant si bien dans leurs actions ce qu’ils voulaient faire entendre que l’on y laissait aisément ce que les paroles n’auraient pas mieux expliqué.

On admira surtout deux pantomimes qui se firent paraître capables de tout imiter. Tantôt ils faisaient une divinité céleste, et tantôt une infernale. Ils agissaient maintenant comme des rois et maintenant comme les derniers hommes du peuple. Ils contrefaisaient les sages et les fous d’une pareille adresse, faisant de leur corps une éloquence muette, de leurs bras des discours et de leurs doigts des paroles et s’expliquant aussi clairement par leurs postures qu’ils eussent pu faire par la voix.

Ensuite parut le Dieu Momus conduisant une troupe de bouffons et de farceurs, qui sont les vrais portraits de toutes les sottises populaires et qui de mille galanteries burlesques divertirent agréablement les spectateurs.

A peine avaient-ils quitté le théâtre que deux jeunes hommes en apportèrent un autre enfermé dans une grande cage d’argent qu’ils nommaient le portrait des oiseaux, parce qu’il en imitait si naïvement le ramage que l’on ne pouvait y remarquer aucune différence. Et ce fut un amusement assez extraordinaire et fort plaisant d’entendre, à la fin de chacune des figures qu’ils faisaient ensemble, le chant de quelque oiseau si parfaitement représenté et l’harmonie des instruments interrompue d’une manière si peu commune.

La compagnie s’entretenait de ces ramages divers, quand une nuée orageuse s’abaissa jusqu’au milieu du théâtre avec un bruit de tonnerre épouvantable et jetant de tous côtés un nombre infinis d’éclairs. Mais, pour calmer cette frayeur en s’ouvrant, elle fit paraître huit personnages qui représentaient les premières passions d’où procèdent toutes les autres agitations de l’esprit. D’un côté, le Désir, l’Espérance, l’Amour et la Joie se faisaient reconnaître à leurs marques ordinaires. De l’autre, la Crainte, le Désespoir, la Haine et la Douleur n’étaient pas moins remarquables. Mais toutes avaient des pinceaux, des palettes, des couleurs et les autres choses proposes à la peinture et chantèrent ces vers. […]

Après cette mélodie, la nuée se referme et s’en retourne et l’on vit aussitôt sortir du côté de l’Orient le jeune Phaëton conduisant le chariot du Soleil. Et au même instant la témérité suivie de plusieurs ouvriers en fit tirer un bon nombre de portraits qu’elle prétendait faire servir à beaucoup de gens en y mettant seulement les noms. Mais achevant son ouvrage, et Phaëton n’étant pas encore au milieu du ciel, ses chevaux l’emportent, il s’égare de son chemin et tombe dans le sein de la mer, ce qui fit fuir tous ces ouvriers.

A peine avaient-ils disparu que l’on vit Ixion dans le ciel courtiser la déesse Junon qui mit en place une nuée, et l’Ambition accompagnée de divers peintres en fit aussi divers portraits accommodant la danse au travail avec beaucoup de dextérité. Mais cet ambitieux étant précipité dans les Enfers dont les gouffres s’ouvrirent, elle se retira sans y vouloir ajouter ce dernier trait, de crainte que ceux auxquels elle en appliquerait les portraits n’en voulussent pas accepter la ressemblance.

De cette ouverture des Enfers on vit sortir Tantale au milieu des eaux et des fruits, sans pouvoir boire ni manger, et l’Avarice avec ses gens en vint aussitôt faire une infinité de portraits en dansant avec beaucoup de postures agréables.

Ce gouffre étant refermé et le théâtre vide, la mer donna passage à deux vaisseaux, dont l’un portait Jason et Médée et l’autre Paris et La Belle Hélène qui, mettant pied à terre, firent une entrée fort sérieux et soutenue de toutes les galanteries des courtisans.

Mais comme ils étaient sur le point de s’en retourner, Cupidon vint suivi d’une troupe d’Amours qui, tous ayant le bandeau levé, descendirent de tous côtés à la faveur de leurs ailes sur le théâtre. Ils portaient dans leurs carquois toutes sortes de couleurs, et toutes leurs flèches étaient taillées en pinceaux qu’ils employèrent à faire les portraits de ces amants et de ces amantes et dont ils sont encore partout des copies si parfaites qu’elles pourraient servir d’originaux.

Mais sitôt que l’on eut perdu de vue les vaisseaux et ces illustres personnages, les Amours mirent leur bandeau sur leurs yeux, l’on rendait hommage et faisait cent caresses à cette ivoire sans âme et l’autre ne savait comment se gouverner pour embrasser son image qu’il voyait dans une fontaine et, parmi leurs extravagances, on acheva leurs portraits fort semblables à ces originaux dont la fortune néanmoins fut bien dissemblables. Car l’un vit son ouvrage animé par la faveur des jeux qui lui permirent de l’emmener vivant hors du théâtre et l’autre, désespéré, se précipita dans la fontaine pour se joindre à l’ombre qui le charmait.

Le théâtre étant libre, Ajax, ce vaillant prince Grec, y fut conduit par la colère. Il ne pouvait souffrir qu’Ulysse eût emporté sur lui les armes d’Achille et, durant qu’il se laisse maîtriser à ce dépit, il fait une infinité d’extravagances et d’actions furieuses durant lesquelles la colère fit plusieurs portraits de cet insensé et n’interrompit son ouvrage qu’en le voyant mettre la main à l’épée pour achever les effets de sa fureur par sa mort.

Pour changer la face de ces funestes représentations, Bacchus avec Silène, les Satyres et les Ménades entrèrent en posture de gens surpris de vin, chantant et buvant sans ordre et sans règle, et la Débauche, passant au milieu d’eux, vint faire leurs portraits pour servir après à tous les goinfres qui les voudraient imiter.

Cette entrée fut accompagnée de diverses bouffonneries, et celle qui lui succèda ne fut pas moins plaisante. Apelle, ce fameux peinte d’Athènes, a fait savoir qu’il devait faire le portrait de Vénus la coquette et que, pour n’y mettre rien que de parfait, il s’était résolu de prendre de toutes les dames de la ville ce que chacune avait d’excellent. Et dès lors qu’il fut sur le théâtre en état de travailler à cet ouvrage, on y vit entrer toutes les plus belles ou les plus vaines femmes d’Athènes, lesquelles se présentant à lui selon les différentes postures qu’il leur donnait, servirent de modèle au portrait qu’il avait entrepris. Et il le fit avec tant d’art que non seulement il était facile d’y reconnaître la déesse des coquettes, mais elles s’y trouvaient encore elles-mêmes toutes reconnaissables. De sorte que celles qui pensaient n’y avoir contribué que d’une petite partie étaient si semblables à ce qu’il avait fait que chacune d’elles en avait été comme un original achevé, sur quoi, faisant réflexion, elles en imputèrent la faute au peintre et non pas à leurs personnes et le contraignirent de se retirer en diligence pour éviter leur mauvaise humeur.

Alors Mimelithe et celles de sa compagnie, sortant de leurs places, remplirent tout le théâtre, y dansèrent le grand ballet avec beaucoup d’art et de grâce et finirent ainsi ce magnifique divertissement.

Après les compliments de Doxane et de Cinaïs et l’approbation de toute la cour, Mimelithe m’engagea de prendre place auprès d’elle et, n’estimant pas qu’il fût bienséant de troubler la joie qu’elle recevait de tous ces applaudissements, je fis moi-même l’ouverture d’une conversation obligeante : **
**« –Vous avez bien fait la déesse de la portraiture, mais l’excellence de votre art ne saurait mieux éclater qu’aux portraits que vous faites de vous-même et d’un seul tour de vos yeux dans l’âme de ceux qui vous approchent.

Roman disponible sur Gallica.


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