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1664

Claude Collin, Eraste

Paris, Loyson, 1664

Plaintes d'un amant, rôle d'un acteur

Amoureux de Stéphanie, Eraste profite d'une célébration pour l'approcher et lui déclarer sa flamme. Celle-ci le raille en comparant ses lamentations à celles des acteurs de la comédie à venir :

Pour lors Eraste fit une assemblée où je ne fus pas tant attiré par la pompe de ce spectacle que je le fus par les beautés de Stéphanie qui, comme le reste des autres dames de la cour, s’était mise dans son plus haut éclat pour parer la magnificence de cette célèbre assemblée. Je m’y approchai le plus près que je pus de Stéphanie. J’eusse eu la plus favorable occasion que j’aurais pu souhaiter pour l’entretenir, si je l’avais pu rendre autant disposée à m’écouter que le lieu me le permettait, car par hasard, ayant pris une place où je pouvais tenir derrière sans être vu ni entendu. Mais comme vous l’allez voir, je ne pus profiter d’une si belle occasion.
Néanmoins, bien que mon coeur m’eût donné quelque secret pressentiment, je ne pus la négliger. Après quelques propos que nous eûmes de choses indifférentes : – Madame, lui dis-je tout d’un coup, sans songer si ce que j’avais à lui dire viendrait à propos, quand avez-vous résolu de donner quelque satisfaction à mes peines ? N’êtes-vous point encore lasse de me voir souffrir et consentirez-vous que je sois éternellement misérable ? La moitié de la terre a su mes supplices et en a été touchée. Il n’y a presque point de solitudes dans l’univers que je n’en aie entretenues. Je les ai soupirées en toutes langues et partout je n’ai trouvé que de l’augmentation à ma douleur. Vous seule pouvez me soulager, aussi est-ce à vous seule que j’en demande et de qui j’en veux recevoir. Y serez-vous inexorable et ne plaindrez-vous point du moins un mal que je n’ai souffert que pour vous et dont à chaque moment vous augmentez la violence ?
Bien que je lui prononçasse ces paroles d’un ton fort passionné et fort éloigné de la raillerie, elle ne s’empêcha point d’en rire et, me regardant avec un étonnement qu’elle feignit encore plus grand que celui où l’engagèrent mes paroles. – Quoi ! Lindemar, me dit-elle, auriez-vous pris quelque rôle dans la pièce qu’on va représenter, sans nous avertir ? Vous ne vous en acquitterez point mal. Toutefois, ajouta-t-elle, c’est en prose que vous vous exprimez, et il me semble que pour bien faire votre personnage vous devriez avoir appris des vers.
– C’est en prose, en effet, Madame, lui repartis-je, non sans sourire de ce qu’elle m’obligeait de lui répondre, que je m’efforce de vous parler de la cruauté de mes supplices, ne croyant point que je puisse me servir avec succès d’un langage qu’on soupçonne d’affecter le mensonge pour vous entretenir de la plus véritable passion qu’on ait jamais ressentie.

[s’ensuit une scène de déclaration amoureuse]

– Eh bien, dit-elle, en coupant mon discours et retranchant mille protestations très violentes que j’avais déjà conçues et que j’étais sur le point de lui faire entendre, nous verrons comme vous y réussirez. Mais cependant je me suis assez divertie de votre personnage, voyons si ces acteurs s’acquitteront aussi bien du leur. En même instant, les comédiens commencèrent leur pièce et elle me donna tant de crainte que je n’osai jamais interrompre l’attention qu’elle leur prêtait, ni lui en demander un peu pour moi.

Claude Colin, Eraste, Paris, Loyson, 1664, p. 156-171.


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