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1625

Jean Barclay, Les Satires d'Euphormion de Lusine

Paris, Petit pas, 1625

Scène galante à la comédie

Chose rare dans la première moitié du siècle, ce roman met en scène un rendez-vous galant à la comédie.

La dame, dit-elle, de la part de laquelle je vous portai hier des lettres, a promis d’aller aujourd’hui à la comédie. Si vous vous estimez digne d’une si bonne fortune, trouvez-vous parmi la presse et, sur la nuit que la confusion se fera, vous pourrez l’aborder et lui déclarer votre amour, car sa bonne nourriture ne souffrira pas qu’elle vous en parle la première. […] Je lui demandai davantage où se ferait la comédie et j’appris que c’était à Valeran. Ce qu’ayant su, je sortis du temple sans saluer la femme, de peur de donner soupçon à la curiosité de quelques regardants. Puis, ayant dîné légèrement en mon logis, je m’acheminai promptement à la comédie et me mis dans le parterre avec le commun, car de là je portais librement les yeux dans les galeries relevées plus haut et qui sont réservées pour les seigneurs et les dames. L’assemblée n’était pas encore toute arrivée et, pour ce que je n’étais connu de personne, j’entretenais plus librement mes pensées comme si j’eusse été dans la solitude. La belle femme d’Anemon n’était point encore sortie de ma cervelle, et me sentais épris d’un feu lent et doux, c’est-à-dire qui devait être de durée. Mais cette nouveauté d’un amour inconnu m’était agréable parce que le riche cachet de la lettre du jour précédent m’avait fait espérer que je serais riche.

Ainsi que je discourais à part moi, la licence du peuple fit peu à peu un murmure bruyant, car la place capable d’une grande multitude s’était apetissée par l’affluence. Incontinent après la dame arriva avec peu de train dans les galeries. Elle avait des noeuds pourprés et une belle aigrette, comme la vieille apparieuse m’avait dit. Alors, comme si j’eusse été poussé de ce côté-là par la presse, je tourne la tête et le côté et attendais de voir son visage (si d’aventure elle ôtait son masque) avec plus d’affection que les serfs ne faisait le soleil en Phénice lorsqu’ils destinaient le royaume avec les yeux. Elle ne frustra pas longtemps mon attente, car elle ôta son masque comme si elle eût été travaillée de chaleur et découvrit ce visage qui changerait Jupiter en toutes sortes d’animaux. Je perdis à l’instant toute ma force et, tous membres s’affaiblissant, tous mes nerfs se lâchèrent sous mon esprit malade. Car c’était la femme d’Anémon, laquelle m’avait auparavant blessé de son amour. Après être revenu à moi, je ne perdis point temps, ains me tirai de la presse et montai aux galeries où je me rangeai en celle d’où elle regardait et, comme un amoureux assuré, me mis auprès d’elle. D’autant que l’amitié d’Anémon servait fort bien de couverture à mon désir, et ne lui demandai autre chose sinon où elle avait laissé son mari. Elle me répondit avec une parole presque musicale et extrêmement agréable et me présenta avec une incroyable courtoisie partie de son siège auprès d’elle. Mais elle avait une si grande majesté au visage et tant d’honnêteté aux yeux que souvent, avec des paroles tremblantes, j’entrais en doute du propos de la messagère et avec une honte presque rustique, peu s’en fallut que je ne fraudasse cette belle femme de son attente. Car outre que j’étais confus de crainte et de honte, je craignais les oreilles des assistants, si bien que je proposais de différer jusques à la maison d’Anémon où j’étais obligé par devoir d’amitié de conduire cette dame. Enfin je me résolus à un avis plus hardi et fis semblant de prendre un plaisir extrême à la comédie et, comme si j’eusse voulu donner louange au jeu, je lui parlais à l’oreille et elle, ayant les yeux tournés vers le théâtre sans me regarder, me découvrait son intention avec plus d’assurance. Et certes je m’occupai de telle sorte que j’aurais peine à rapporter le sujet du jeu, si la pièce n’eût été depuis imprimée et ne m’en eût rafraîchi la mémoire.

Roman disponible sur Google Books.


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