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1636

Charles Vion d'Alibray, Le Torrismond du Tasse

Paris, Denis Houssaye, 1636

L'attention du spectateur

Dans cette très longue préface, l'auteur revient, entre autres, sur les différences entre lecture et représentation théâtrales et sur la difficulté pour le spectateur de rester attentif lors des récits. Il évoque aussi de manière élogieuse le jeu du célèbre comédien Mondory.

Cependant je te promets de t’en faire entendre parfaitement, dans ma version, et toute la finesse, et toute la suite, dès la première lecture. À quoi serviront de beaucoup l’argument que je t’en donne et les additions que j’ai fait mettre à la marge, qui suppléent aucunement à ce qui semblerait devoir être plus éclairci. Ce qui est un avantage que sa représentation ne pouvait pas avoir, outre que la parole vole trop vite pour laisser dans l’esprit de l’auditeur une impression assez forte des moindres choses qu’il est besoin de remarquer pour une entière intelligence, et qu’en un sujet plein comme celui-ci, une seule faute de mémoire de l’acteur ou quelque changement dans le vers sont bien souvent capables de causer de la confusion à tout le reste. Ajoutez à cela que chacun n’aime pas ces longs récits, dont l’usage est pourtant si nécessaire dans une pièce composée dans les règles, et dont celle-ci est toute remplie. Et néanmoins c’est une chose assurée que, si durant quelque narration l’esprit s’échappe et se détourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent le fil ou de l’histoire, ou de la fable. Aussi, pour en parler franchement, je ne crois pas que ce fût l’intention du Tasse de faire une tragédie pour le théâtre, mais seulement de feindre un sujet agréable à lire et de travailler plutôt à de belles peintures qu’à des scènes commodes et plaisantes à la vue. On le peut reconnaître par ce long discours de Torrismond avec le conseiller, et particulièrement par cette ample description de la tempête, en une occasion où il semble que le remords du crime qu’il était pressé de déclarer ne lui devait pas tant permettre de s’y étendre. On le voit aussi dans ce récit exact de l’appareil des jeux et des magnificences qu’il commande qu’on fasse pour la réception de Germon, lorsque l’arrivée prochaine de cet ami trahi lui jetait bien d’autres soucis dedans l’âme. Tant il est vrai que ce grand génie était comme un torrent qui ne pouvait s’arrêter ni souffrir de digue ou de rivage, là où les fontaines et les étangs, c’est-à-dire ceux qui n’ont qu’une veine médiocre, demeurent paisibles et jamais ne se débordent. Mais, comme les pauvres qui manquent des choses nécessaires à la vie médisent d’ordinaire de ceux qui sont dans l’opulence jusques au luxe, de même il ne faut pas s’étonner que des esprits secs et stériles ne veuillent point excuser en notre auteur un semblable vice qui vaut pourtant beaucoup mieux que leur vertu. **Et quoique dans ma version j’aie abrégé les endroits dont je parle, et d’autres que je passe sous silence pour n’être pas ennuyeux, néanmoins, comme en une si vaste tragédie il était bien difficile de rencontrer justement ce qui était de plus nécessaire, dans sa seconde représentation je retranchai encore beaucoup de choses qui semblaient un peu languissantes.

Nonobstant ceci, je t’assure que, pour les raisons que je t’en ai dites, cette tragédie sera toujours plus agréable à lire qu’à ouïr réciter ou, si elle satisfait étant récitée, ce sera quand on l’aura lue, ou qu’on l’aura déjà vu représenter**. Ce que tu ne dois pas trouver étrange, car si quelques pièces réussissent d’abord dans l’action et sur le théâtre, qui sont froides après, et principalement quand on les voit sur le papier et dans le cabinet, qu’est-ce qui empêche qu’il n’y en ait aussi dont la première représentation ne ravisse pas tant, et qui d’ailleurs sont miraculeuses à lire ? Ces vers entrecoupés par plusieurs entreparleurs, qui ont de la grâce dans la bouche des acteurs, ne font qu’embrouiller l’esprit quand ils sont imprimés, comme ces récits longs et historiques, qui viennent souvent à bout de la patience de quelques auditeurs, sont trouvés admirables alors qu’on les considère et qu’on les lit attentivement. Ce n’est donc pas l’oreille qu’il faut prendre pour souverain juge en ces occasions, mais seulement la vue, c’est-à-dire la lecture ; et c’est ici, comme partout ailleurs, qu’un témoin oculaire vaut plus que dix qui n’ont qu’ouï. Aussi Thalès, interrogé de combien l’imposture était éloignée de la vérité, répondit sagement : d’autant que les yeux le sont des oreilles. Et à ce propos tu me permettras de rapporter en passant ce qu’on attribue au Tasse, quoique je l’aie lu autre part, mais je suis bien aise, parlant de lui, de parler avec lui. Comme on lui demandait pourquoi Homère avait feint que les songes vrais venaient à nous par la porte de corne, et ceux qui étaient faux par la porte d’ivoire, il dit que par la corne il fallait entendre l’œil, à cause de leur ressemblance en couleur (j’ajouterai que même une de ses tuniques s’appelle cornée) et que par l’ivoire, les dents nous étaient signifiées à cause de leur blancheur et de leur matière pareille à l’ivoire ; enfin qu’Homère nous enseignait par là qu’on pouvait seulement juger avec certitude de ce que nous voyions nous-mêmes, et non pas toujours de ce que nous entendions de la bouche d’autrui ; que si cela doit avoir lieu quelque part, c’est particulièrement dans la poésie, témoin celui qui allant réciter d’un mauvais ton des vers de Malherbe, disait : « Écoutez les plus méchants vers du monde », et les allant bien réciter, « Écoutez les plus excellents qui furent jamais ».[...]

Après le personnage d’Alvide suit celui de Torrismond, où tu considéreras ce cruel combat qu’il ressent dans l’âme pour avoir trahi Germon et pour ne pouvoir quitter Alvide, la peine où le met l’arrivée et la présence de son ami, celle où il est, découvrant que Rosmonde n’est pas sa sœur, apprenant qu’il a commis un inceste, et voyant Alvide morte. Mais quoi, si tu l’as vu représenter à notre Roscius français (car il est bien aussi honnête homme, et hante bien d’aussi honnêtes gens que l’autre), cet homme qui parle de tout le corps et qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte, et particulièrement si tu as remarqué ces discours ambigus et artificieux qu’il tient lorsqu’on lui annonce la venue de Germon ou qu’il parle à lui-même, et comme il montre deux visages, ainsi qu’il a deux cœurs, l’un pour son ami et l’autre pour sa maîtresse, tu confesseras que s’il ne se peut rien ajouter à son action. Aussi ne saurait-on rien désirer dans son personnage.

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