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1691

[Anonyme, Mr. D.L.R.], Esope, comédie accomodée au théâtre italien

Paris : G. de Luynes, 1691

Comparaison entre deux comédies

Cette lettre à "Mr. L.C.D.L." est placée par l'imprimeur avant la comédie d'Eustache Le Noble. Le spectateur, qui a assisté à la représentation de l'Ésope de Boursault et à la version pour les comédiens italiens qu'en propose Le Noble, compare les deux comédies et justifie sa préférence. Ce témoignage nous donne accès à des réflexions intéressantes sur les manières de recevoir le spectacle et sur les différences entre les diverses troupes parisiennes en présence à cette date :

La première [raison de ne pas publier] est qu'il n'avait jamais voulu se donner la peine de travailler pour le théâtre, et qu'il était bien hasardeux d'entreprendre pour un coup d'essai un second Ésope, après le succès qu'avait eu celui qu'on a joué sur le Théâtre français. Il ajoutait à cette raison une réflexion fort juste, qui est qu'un second Ésope, quelque supérieur qu'il fût, ne pouvait jamais avoir les agréments que la surprise et la nouveauté donnent à un sujet qui n'a point paru; et enfin la gêne où le mettait la nécessité d'éviter le plan, les caractères, l'intrigue, les fables, les pensées et les paroles même de celui qui l'avait précédé, lui semblait une difficulté invincible, outre qu'il était extrêmement borné par des acteurs qui n'avaient jamais débité de vers français, et au jeu desquels il était obligé de mesurer la distribution des caractères. [...]
Il a vaincu néanmoins tous ces obstacles ;et dans les intervalles de l'application que demandent ses ouvrages politiques, cet amusement l'a délassé, et a produit une pièce à laquelle tout autre eût échoué, après le succès de celle qui avait paru sous le même nom. En effet, si le premier Ésope, malgré ses défauts, a plu avec justice dans la bouche des bons acteurs qui l'ont joué, celui-ci a dû avoir en soi-même des beautés bien particulières, puisqu'il a réussi avec tant d'éclat sur un théâtre dont les acteurs sont à la vérité très bons, mais qui ont été forcés d'y sortir presque tous de leurs caractères ordinaires.
Je ne prétends pas, par ce que je dis, ravaler le mérite du premier Ésope. J'avoue qu'il a quelques défauts. Mais il a tant de bonnes choses qu'il faut demeurer d'accord que depuis Molière rien n'avait paru de meilleur dans le comique; et si l'auteur du second Ésope ne l'avait pas trouvé d'une bonté singulière, il ne se serait pas avisé de travailler sur le même sujet. Tout n'y est pas aussi insipide que le café, et la dureté de la scène de la savante est oubliée dans celle de Pierrot, du généalogiste et de la conseillère Gardenotte. Mon dessein n'est donc pas de sonder la réputation de l'une de ces comédies sur le débris de l'autre : toutes deux m'ont plu, et je vais dire en quoi la seconde m'a plus contenté. [comparaison des deux comédies à propos du personnage d'Ésope, de l'intrigue, de la vraisemblance, des différents caractères et de la versification].

Son succès heureux excita bientôt la jalousie des comédiens français, qui ont remué des machines inconcevables pour la faire échouer et, ne pouvant la faire trouver mauvaise, ils ont aposté certains ignorants pour publier partout qu'elle produit sur la scène des choses trop libres. Mais si ces faux délicats avaient examiné l'Ésope français, ils auraient trouvé qu'il n'y a rien dans celui-ci qui approche de certains mots qu'ils n'ont point blâmés dans l'autre ;que rien n'y égale la liberté de l'équivoque de cette servante, qui dans la scène du café, dit :

Oh ! pour moi volontiers, je suis fille à tout faire.

Ni cette idée vilaine qu'insinuent ces deux vers de la savante :

Voulez-vous qu'un mari dans ses heures brutales
Pour transmettre après lui ses vertus animales ?

Ni ce qu'on s'imagine, lorsqu'on entend dire à la mère de la fille enlevée :

Dépêchez un prévôt avec tout son cortège
Déjà le ravisseur l'a peut-être...Que sais-je ?/em>
Ils s'aiment tendrement, ils sont seuls, sans témoins
Je tremble

Et par dessus tout, cette réponse de la femme à Pierrot :

Il est quant il s'y boute un tantinet ivrogne
Mais tenez pour le reste il va droit en besogne.

L'on ne s'est point récrié contre les idées que ces quatre endroits font concevoir. On n'en a rien dit, parce que c'étaient les Français qui jouaient ;et l'on ne dit rien encore lorsqu'ils remettent sur le théâtre les pièces de Molière qui fourmillent de libertés bien plus ouvertes, et parce qu'Ésope, dans la pièce italienne, interrogeant Géronte sur le sujet de sa femme, lui disait :

Mais comment la contentez-vous ?/em>

Ce terme innocent a suscité la bile délicate de ces ignorants :ils en ont fait un bruit épouvantable, et il a fallu pour les contenter, mettre en leur place ce vers :

Mais comment avec elle enfin en usez-vous ?/em>

Si la pièce eût moins valu, ses envieux se seraient moins acharnés contre une bagatelle de cette nature. Vous êtes aussi éclairé qu'équitable, et vous en jugerez vous-même par vos propres yeux sur cette copie, que l'auteur m'a prêtée et que je vous envoie pour la lire avec attention. Je suis persuadé que vous n'en serez pas moins satisfait que vous l'êtes de ses petites comédies politiques et que, comme ces ignorants qui ne savent pas ce que c'est que le théâtre, vous ne blâmerez point les enjouements innocents dont il fallait égayer la morale sérieuse d’Ésope.

Paris : G. de Luynes, 1691, n.p. 1-9


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