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1635

Jean Chapelain, Lettre à M. de Boisrobert

Une parfaite comédie

Dans cette lettre à « l'abbé comique » datée du 24 janvier 1635, Chapelain définit ce qu'est pour lui une parfaite comédie : elle doit être dans les règles, instruire le spectateur en le divertissant, et servir la gloire nationale.

Monsieur,

Je ne vous dirai point avec quel respect et quelle joie je reçus le commandement que Monseigneur me faisait de travailler au dessein d’une comédie d’apparat dont il se veut divertir, puisque ce fut vous qui me le portâtes. Vous le représenterez mieux que moi-même, à qui le transport ôta la meilleure partie du jugement. Je vous dirai seulement que la hâte que j’ai eue de satisfaire à son désir et à mon devoir m’a fait malade et que je n’ai pas plus tôt eu exécuté ses ordres qu’il m’a fallu mettre au lit, pour me refaire du mal que je m’étais causé par une trop forte contention d’esprit. Et, à la vérité, il était bien difficile que, dans le temps que vous me prescrivîtes, une tête plus ferme que la mienne n’eût succombé au travail, voulant le faire digne de celui qui le commandait.

Quant à moi, quoique Monseigneur peut être assez indulgent pour se contenter d’une médiocre production de nous et s’accorder bénignement à notre faiblesse, je n’ai pas cru néanmoins qu’il fût ni de sa dignité d’avouer une chose qui n’eût pas les conditions essentielles à sa nature, ni de mon courage d’en entreprendre une pour son service qui ne fût pas au comble de la perfection que je lui pourrais donner. Je n’ai mis des bornes à mes travaux, lorsqu’ils le regardent, que dans mon impuissance, et tant que je croirai être capable de les pousser plus avant, je ne me donnerai jamais de repos.

En celui-ci dont l’espèce est l’une des plus considérables de la poésie, et que les Anciens ont pris pour la morale des peuples et le miroir de la vie humaine, j’ai tâché par un effort de l’art de donner un essai de la parfaite comédie, en sorte que la sévérité des règles n’y ruinât point l’agrément, que l’invention et la disposition y fussent exquises et nouvelles, que le nœud et le dénouement en fussent nobles, que les mœurs et les passions y eussent leur place, et que le plaisir n’y servît que de passage au profit de l’instruction, et je l’ai fait avec ce soin principalement pour servir Monseigneur et le divertir de toute l’étendue de mon pouvoir, et ensuite pour faire voir aux Italiens, qui pensent seuls posséder les sciences et les arts en leur pureté, et qui nous traitent de barbares, qu’encore y a-t-il quelqu'un en France qui peut ce qu’ils peuvent, et qui sait profiter des inspirations que le grand génie de Monseigneur donne aux Français pour exceller en toutes sortes d’art.
Je n’ai pas voulu qu’une représentation comme celle-ci, qui doit servir de spectacle magnifique à toute la France, que chacun verrait que Monseigneur aurait ordonné, et dont il daignerait faire son divertissement, pût être accusée de désordre et de mauvaise conduite. Je n’ai pas, dis-je, voulu qu’on ait pu me dire avec raison que Monseigneur, en remettant tous les arts en honneur, et en laissant à la postérité tant de monuments publics, dans lesquels il entre une si grande émulation avec les plus grands hommes de l’Antiquité, la seule poésie, laquelle il honore de sa protection particulière, demeurât sous lui dans la bassesse et le dérèglement, et qu’en cela il cédât au moins à ces grands personnages qui l’ont fait fleurir et lesquels il égale ou surpasse même en toute autre chose. J’en eusse été moins incommodé si je me fusse contenté d’une imagination moins commune et d’une disposition moins vraisemblable, mais Monseigneur en eût eu moins de satisfaction et son nom en eût été moins glorifié.

Lettre en ligne sur Gallica, t. I  p. 89-90.


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