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1674

(Guillaume Marcoureau dit) Brécourt, L'Ombre de Molière

Paris : C. Barbin, 1674

Hommage à Molière

Un an après la mort de Molière, Brécourt lui rend hommage en proposant une réécriture des scènes les plus célèbres de ses comédies. Dans le prologue, Oronte, qui tarde à avouer qu'il est l'auteur de la pièce, justifie cette entreprise par la volonté de dresser un "monument" pour Molière qu'il admirait et qu'il comptait parmi ses amis :

ORONTE.
Point, vous dis-je ; c'est une raillerie qu'on vous a faite de moi.

CLÉANTE.
Je vous dis que je suis sûr de la chose.

ORONTE.
C'est quelqu'un qui a voulu se divertir à mes dépens, vous dis-je.

CLÉANTE.
Ah ! Que vous êtes réservé !

ORONTE.
Mais que vous êtes folâtre avec votre comédie ! C'est bien à moi à entreprendre de ces ouvrages ? Non, non, Cléante, je me connais ; et si parmi mes amis je me laisse aller à produire quelque épigramme, quelque madrigal, ou de semblables bagatelles, croyez que cela ne m'a point donné assez bonne opinion de moi pour entreprendre un ouvrage que l'on puisse appeler comédie. C'est un pas, à la vérité, que presque tous les gens franchissent aisément ;et il semble qu'il suffise d'avoir fait à plusieurs reprises une certaine quantité de médiocres ou de méchants vers pour se donner avec beaucoup d'impunité le nom d'auteur ;et sous ce titre, on hasarde librement un assemblage de caractères bien ou mal fondés, d'incidents amenés à force, et de galimatias redoublés, que l'on baptise effrontément du nom de comédie. Voilà par où plusieurs honnêtes gens ont échoué dans le monde ;et sur leur exemple, je ne hasarderai point, mon cher Cléante, de perdre un peu d'estime que d'autres talents que la poésie m'ont acquise. Quand on peut faire quelque chose de mieux qu'une méchante pièce, on ne doit point travailler à cet ouvrage ; et quoi qu'on entreprenne, si l'on ne peut y réussir parfaitement, il vaudrait encore mieux ne rien faire du tout.

CLÉANTE.
Je vous trouve admirable, Oronte, avec tous ces justes et beaux raisonnements ! Mais ce qui m'en plaît le plus, c'est de vous voir si bien condamner aux autres une démangeaison dont vous n'avez pu vous défendre. Oui, morbleu, je vous dis que vous avez fait une comédie.

ORONTE.
Moi ?

CLÉANTE.
Vous l'avez donnée à étudier déjà.

ORONTE.
Encore ?

CLÉANTE.
C'est une petite pièce en prose.

ORONTE.
Bon.

CLÉANTE.
Et les Comédiens qui la représenteront, sont cachés là-haut dans votre chambre, pour la répéter aujourd'hui. Là, rougissez à présent qu'on vous met le doigt sur la pièce. Hé ?

ORONTE.
Comment avez-vous su cela ?

CLÉANTE.
Ah ! Comment je l'ai su ? Que me donnerez-vous, et je vous le dirai ?

ORONTE.
Hé, de grâce, dites-moi qui m'aurait pu trahir. C'est une chose que je n'ai confiée qu'à mon frère et à ma femme.

CLÉANTE.
Socrate se repentit d'avoir dit son secret à la sienne : mais ce n'est point de la vôtre dont j'ai appris ceci ; et pour vous tirer d'inquiétude, sachez que le hasard, et votre peu de soin, m'ont appris que vous aviez fait une comédie. Vous connaissez votre écriture apparemment, puisque je la connais aussi. Tenez. L'OMBRE DE MOLIÈRE, petite comédie en Prose. Eh ?

ORONTE.
Ah Cléante ! je vous l'avoue, puisque vous le savez : je m'y suis laissé aller ; il est vrai, vous tenez mon ouvrage ; c'est une petite pièce de ma façon, et vous êtes trop de mes amis, pour ne pas vous le dire.

CLÉANTE.
Ah ! Je vous suis trop obligé vraiment ; et vous m'avez confié ce secret de trop bonne grâce, pour ne vous en pas témoigner ma reconnaissance.

ORONTE.
Que vous êtes fou ! Donnez donc. C'est une bagatelle que je n'ai pas jugé digne d'entrer dans votre confidence ;et pour vous le dire franchement, c'est l'effet de quelques heures de mélancolie qui m'ont fait griffonner ce petit ouvrage. Vous savez que j'estimais Molière ;et cette pièce n'est autre chose qu'un monument de mon amitié que je consacre à sa mémoire. La manière dont il paraît dans ma comédie, le représente naturellement comme il était, c'est-à-dire comme le censeur de toutes les choses déraisonnables, blâmant les sottises, l'ignorance, et les vices de son siècle.

CLÉANTE.
Il est vrai qu'il a heureusement joué toutes sortes de matières ; et son théâtre nous a servi longtemps d'une divertissante et profitable école.

ORONTE.
Il était dans son particulier ce qu'il paraissait dans la morale de ses pièces ;honnête, judicieux, humain, franc, généreux ; et même, malgré ce qu'en ont cru quelques esprits mal faits, il tenait un si juste milieu dans de certaines matières, qu'il s'éloignait aussi sagement de l'excès, qu'il savait se garder d'une dangereuse médiocrité. Mais la chaleur de notre ancienne amitié m'emporte, et je m'aperçois qu'insensiblement je ferais son panégyrique, au lieu de vous demander quartier ;j'ai plus besoin de grâce, que sa mémoire de louanges. C'est pourquoi, cher Cléante, je vous redemande ma pièce :mais puisque vous êtes ici, honorez-la de votre attention, et ne la regardez, je vous prie, que comme une chose que j'ai dédiée à la seule mémoire de mon ami.

CLÉANTE.
Allez, Oronte, quelque chose que ce soit, le seul sentiment qui vous l'a fait entreprendre, vous doit assurer de la réussite de votre ouvrage ; et rien n'est plus honnête à vous, que de montrer au public avec quelle justice vous estimiez un si grand homme.

ORONTE.
Ne me faites pas rougir davantage, Cléante ; et venez seulement donner votre avis sur notre répétition.

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