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1673

Roger de Bussy-Rabutin ; René Rapin, Correspondance avec le Père René Rapin

La réception mondaine des Femmes savantes de Molière

La correspondance assidue entre Bussy-Rabutin et le Père Rapin mêle nouvelles privées et considérations sur la vie littéraire contemporaine. Cet échange témoigne de l'envoi d'un exemplaire de la dernière comédie de Molière, suivi de commentaires sur sa réception, Bussy évaluant, en mondain, des points de poétique théâtrale.

Du P. Rapin, à Paris, ce 13ème février 1673.

Vous donnez un grand éloge à Mlle de Bussy en disant qu’elle sait sans en faire de façon. C’est la plus grande des louanges qu’on puisse donner à une personne de son sexe et de sa qualité. Il serait bon qu’elle vît Les Femmes savantes de Molière, pour la confirmer dans ce caractère. Mandez-moi si vous ne les avez pas vues, car je les lui enverrai. Il y a dans cette comédie des caractères rares et d’une grande instruction pour une jeune personne ; car le ridicule des femmes qui font vanité de ce qu’elles savent, y est bien exprimé.
[p. 86]

De Bussy, à Chasseu, ce 28ème février 1673.

Nous n’avons point vu Les Femmes savantes de Molière, mais à propos de lui, le voilà mort en un moment. J’en suis fâché ; de nos jours, nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en viendra-t-il pas un de sa façon.
[p. 87]

De Rapin, à Paris, ce 15ème de mars 1673.

Je vous envoie, Monsieur, Les Femmes savantes de Molière. Vous y trouverez des caractères qui vous plairont, et des choses fort naturelles. La querelle des deux auteurs, le caractère du mari qui est gouverné et qui veut paraître le maître, ont quelque chose d’admirable, aussi bien que le caractère des deux sœurs. Le ridicule des femmes savantes n’est pas tout à fait poussé à bout ; il y a d’autres ridicules plus naturels dans ces femmes, que Molière a laissés échapper, et ce n’est pas le plus beau. Néanmoins, à tout prendre, vous serez content. Je ne laisse pas de vous en demander votre avis. J’envoie à Melle de Bussy un livre de dévotion de ma façon, pour l’opposer aux Femmes savantes.
[p. 89]

De Bussy, à Chasseu, ce 11ème avril 1673.

Pour la comédie des Femmes savantes, je l’ai trouvée un des plus beaux ouvrages de Molière. La première scène des deux sœurs est plaisante et naturelle ; celle de Trissotin et des savantes, le dialogue de Trissotin et de Vadius, le caractère de ce mari qui n’a pas de force pour résister aux volontés de sa femme et qui fait le méchant quand il ne la voit pas ; ce personnage d’Ariste, homme de bon sens et plein d’une droite raison, tout cela est incomparable. Cependant (comme vous remarquez fort bien) il y avait d’autres ridicules à donner à ces savantes, plus naturels que tous ceux que Molière leur a donnés. Le personnage de Bélise est une faible copie d’une des femmes de la comédie des Visionnaires ; il y en a d’assez folles pour croire que tout le monde est amoureux d’elles, mais il n’y en a point qui entreprennent de le persuader à leurs amants malgré eux. Le caractère de Philaminte avec Martine n’est pas naturel : il n’est pas vraisemblable qu’une femme fasse tant de bruit et enfin chasse sa servante parce qu’elle ne parle pas bien français ; et il l’est encore moins que cette servante, après avoir dit mille méchants mots (comme elle doit dire) en dise de forts bons, et d’extraordinaires, comme quand Martine dit :

L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage,
Les livres cadrent mal avec le mariage.

Il n’y a pas de jugement à faire dire le mot cadrer par une servante qui parle fort mal, quoiqu’elle puisse avoir du bon sens.
Mais enfin pour parler juste de cette comédie, les beautés en sont grandes et sans nombre et les défauts rares et petits.
[p. 92]

éd. C. Rouben, Paris, Nizet, 1983.
Édition de 1731 disponible sur Molière21.


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