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1643

Tristan L'Hermite, Le Page disgracié

Paris, Quinet, 1643

Des comédies pour le maître

Le page divertit son maître tantôt en lui racontant des histoires comiques, tantôt, en lui proposant des comédies. La maîtresse, qui le hait, ne le goûte pas. Sa réaction de spectatrice est particulièrement intéressante, et a pu servir de lointain modèle à Molière pour sa Critique de L’École des femmes.

J’employais quelquefois deux ou trois pages et autant de jeunes officiers de sa maison pour représenter les soirs devant lui quelque espèce de comédie dont j’avais ajusté les paroles selon la force de mon esprit. Je sais bien que nous lui donnâmes beaucoup de plaisir en introduisant un nouvel acteur en cette troupe. Ce fut un gros garçon jardinier qui avait à demi refusé des raves et des artichauts à déjeuner par un mécontentement qu’il avait de n’être pas employé dans les jeux dont nous divertissions notre maître. Nous fîmes semblant de l’associer avec nous et représentâmes le soir la farce d’une accouchée dont ce personnage joua l’enfant. Ce ne fut pas un petit divertissement à notre maître de voir ce gros coquin emmailloté et ayant les bras serrés étroitement contre le corps quand on le tira de dessous la jupe qu’avait prise un jeune page que la concierge du logis avait coiffé de nuit fort plaisamment. Surtout quand l’enfant vint à crier d'une façon qu’il avait étudiée et que la nourrice qui tenait un poêlon de bouillie lui en eût flanqué deux ou trois poignées dans le visage, le maraud d’enfant voulut jurer sur ce qu’il en avait eu dans les yeux, mais à mesure qu’il ouvrait la bouche, on la lui remplissait de tant de bouillie qu’elle étouffait ses violentes imprécations.

Notre maître rit extrêmement de cette ridicule comédie, tout le monde en approuva l’invention, fors la maîtresse du château qui ne s’y trouva point disposée à cause de la haine secrète qu’elle avait pour moi. De plus, elle témoigna se scandaliser fort de ce que le jeune cuisinier qui faisait le mari de l’accouchée avait dit sans penser qu’elle fut présente à la naissance de son enfant, « Voilà un fort beau garçon, il a déjà du poil au derrière ». Cette parole n’était pas respectueuse, mais une dame de condition et de son âge eût mieux fait de faire semblant qu’elle ne l’avait pas entendue que d’en gronder trois ou quatre heures et de feindre d’en être malade comme elle fit avec des grimaces ridicules.

Edition de 1667 disponible sur Gallica.


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