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ca. 1650

Savinien Cyrano de Bergerac, Les Etats et empires du Soleil

Paris, Sercy, 1662

La danse des petits hommes

Cyrano assiste à une extraordinaire danse de petits hommes qui, au fil de leur chorégraphie, forment un grand homme :

Aussitôt que ces petits hommes se furent mis à danser, il me sembla sentir leur agitation dans moi et mon agitation dans eux. Je ne pouvais regarder cette danse que je ne fusse entraîné sensiblement de ma place, comme par un vortice qui remuait de son même branle et de l’agitation particulière d’un chacun, toutes les parties de mon corps. Et je sentais épanouir sur mon visage la même joie qu’un mouvement pareil avait étendue sur le leur. A mesure que la danse se serra, les danseurs se brouillèrent d’un trépignement beaucoup plus prompt et plus imperceptible : il semblait que le dessein du ballet fût de représenter un énorme géant, car à force de s’approcher et de redoubler la vitesse de leurs mouvements, ils se mêlèrent de si près, que je ne discernai plus qu’un grand colosse à jour et quasi transparent ; mes yeux toutefois les virent entrer l’un dans l’autre.

Ce fut en ce temps-là que je commençai à ne pouvoir davantage distinguer des mouvements de chacun, à cause de leur extrême volubilité et parce aussi que cette volubilité s’étrécissait toujours à mesure qu’elle s’approchait du centre, chaque vortice occupa enfin si peu d’espace qu’il échappait à ma vue. Je crois pourtant que les parties s’approchèrent encore, car cette masse humaine, auparavant démesurée, se réduisit peu à peu à former un jeune homme de taille médiocre dont tous les membres étaient proportionnés avec une symétrie où la perfection, dans sa plus forte idée, n’a jamais pu voler. Il était beau au-delà de ce que tous les peintres ont élevé leur fantaisie, mais ce que je trouvai de bien merveilleux, c’est que la liaison de toutes les parties qui achevèrent ce parfait microcosme se fît en un clin d’oeil. Tels d’entre les plus agiles de nos petits danseurs s’élancèrent par une cabriole à la hauteur et dans la posture essentielle à former une tête ; tels, plus chauds et moins déliés, formèrent le coeur ; et tels, beaucoup plus pesants, ne fournirent que les os, la chaire et l’embonpoint.

Histoire disponible sur Gallica.


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