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1632

Du Verdier, Le Chevalier hypocondriaque

Paris, Guillemot, 1632

Quand le ravissement de Proserpine tourne à la farce

Une compagnie, de laquelle est l'excentrique protagoniste de l'histoire (Le chevalier de Clarazel), décide d'assister aux représentations d'une troupe de comédiens. L'illusion comique produira quelques effets inattendus :

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– Mais laissons tous ces compliments, je vous prie et parlons de nous divertir à la chasse cette après-dînée.
– Cet exercice étant violent comme il est, répliqua le comte, vous n’en pourriez pas souffrir le travail sans vous faire tort vu ce que vous avez souffert cette nuit. Mais si vous êtes en état de vous promener, nous irons jusques à Châlon où l’on me vient d’avertir que quelques comédiens qui jouent fort bien doivent représenter aujourd’hui le ravissement de Proserpine. Or est-il que la pièce étant belle et rare je serai fort aise de la voir jouer.
– Hé bien, monseigneur, lui répondit-il, si vous aimez mieux aller de ce côté-là que de l’autre, je vous y ferai compagnie. […]

Ce disant, il fit appeler Gandalec, se couvrit des riches habits que le conte d’Oran lui avait donnés peu auparavant et se rendant tout incontinent à la salle, partit avec la duchesse d’Arcail et sa suite pour aller voir cette comédie. Belles âmes qui prenez plaisir à voir cette histoire, je vous prie d’aller aussi voir la comédie, vous trouverez de quoi rire.


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La maison du marquis d’Artigny n’étant qu’à deux petites lieues de la ville, toute cette compagnie arriva fort facilement avant le temps ordonné pour le commencement de la comédie de sorte que chacun eût la liberté de chercher sa place après que la duchesse d’Arcail, le conte d’Oran, le marquis d’Artigny, le baron d’Alcret, notre chevalier hypocondriaque, la marquis de Brandamont, la vicomtese de Palemon et Clarizée, dame des forêts dangereuses, eurent pris leurs sièges aux places les plus honorables et commodes.

Tous ces seigneurs s’étant entretenus de mille discours agréables pendant quelque espace de temps, on vît enfin paraître sur le théâtre les comédiens vêtus fort magnifiquement et tenant en leurs mains des violes, sur quoi notre extravagant approchant sa bouche de l’oreille de la marquise de Brandamont, il lui dit :
– Madame, ne me croyez jamais si vous n’allez voir tantôt des miracles. Tous ces chevaliers et ces dames qui tiennent des luths en leurs mains vont sans doute célébrer quelque sacrifice d’amour et si je ne me trompe vous pourrez voir les cérémonies avec lesquelles Don Falanges d’Astre faisait offrir de l’encens et des odeurs aromatiques à la statue de la princesse Alastraxerée qu’il estimait fille du dieu Mars.
– Certes, répondit la marquise, chevalier je ne suis pas de votre opinion, ce concert de musique me ferait bien plutôt penser que ce fût Amadis de Gaule, Esplaudian, Don Galaor, Florstan, Agrayes et les autres, lesquels étant délivrés de l’enchantement qu’Urgande avait fait sur eux pour les conserver dans le palais d’Apolidon, arriveraient devant la ville de Constantinople dans la grande caraque dont les singes d’Urgande étaient les pilotes.
– Eh bien, bien, madame, lui répliqua-t-il, cette pensée ne vaut guère moins que la mienne. Quoi que c’en soit vous verrez toujours des miracles, car la présence de tant de chevaliers excellents nous doit tous ravir s’ils arrivent comme vous croyez et si ces gens sont assemblés pour adorer Alastraxerée comme je le juge, n’aurons-nous pas sujet d’admirer la puissance d’amour dans les actions et les plaintes du prince Falanges ?

A ces mots, voyant que la musique étant cessée, les acteurs commençaient la pièce, ils cessèrent de parler pour leur donner l’oreille et les yeux, ce qui se fit une assez longue espace de temps avec une attention merveilleuse. Mais comme on fût sur le point que Pluton se saisit de sa Proserpine et qu’elle se prit à crier,

O dieux ! Au secours, on me force.

Notre extravagant se leva furieusement, mit la main sur la garde de son épée et poussant sa chaise avec le pied :
« Jamais dieu ne me soit en aide, dit-il, si je souffre de cette lâcheté. L’ordre de chevalerie étant institué pour des choses pareilles, il faut que ce méchant ravisseur me rende compte de son action. Attends, attends maudit géant, continuât-il parlant à celui qui faisait Pluton, ta fuite ne te servira pas de beaucoup, et quand je te devrais suivre jusques aux extrémités de la terre, tu rendras ce butin trop riche pour toi. »

A ces mots s’avançant brusquement contre le théâtre avec l’épée à la main, il mit toute la compagnie en une étrange confusion. Les comédiens coururent aux armes pour se défendre au cas qu’ils fussent attaqués, le bourgeois commença de gagner la porte à la fuite, craignant qu’en cette grande émeute il ne sentit quelques coups d’épée tomber sur sa tête ou sur ses épaules et les dames qui pâmaient de rire s’étant toutes mises à l’entour de lui menaient un tel bruit que l’on n’eût pas ouï cent coups de canon, de sorte que l’on ne vît jamais un si grand désordre pour si peu de choses.

Le marquis d’Artigny, voyant que l’empêchement que ces femmes lui donnaient était plus propre à l’irriter qu’à l’adoucir et qu’en les poussant avec violence il s’approchait toujours du théâtre, le prit enfin par le bras et lui dit :
« – Mon grand ami, revenez à vous je vous prie et considérez que tout ce qui se fait est une histoire que l’on représente pour nous donner quelque passe-temps. – Comment, sire, lui répondit-il avec une action toute furieuse, appelez-vous passe-temps de voir forcer en votre présence une fille qui crie au secours ? Sur mon âme vous me pardonnerez s’il vous plaît, je m’étonne que vous ne faites châtier ce violeur pour donner exemple à ceux qui voudraient commettre de pareilles méchancetés. Quant à moi, je mourrai plutôt que de le souffrir et si vous m’empêchez d’en prendre vengeance j’aurai très juste sujet de dire partout où je me trouverai ci-après que vous ne gardez pas la justice à vos sujets. »

Ce disant, il se démêla de ses mains assez brusquement et se jeta sur le théâtre avec une disposition si gaillarde qu’il fit étonner beaucoup de personnes qui ne le pensaient pas si dispos, sur quoi l’on allait voir un terrible échec, si le comte d’Oran étant monté promptement d’un autre côté n’eût empêché les comédiens, lesquels avaient tous l’épée à la main, par cette remontrance qu’il leur fit.

« – Messieurs, leur dit-il, donnez-vous bien garder de rendre aucun déplaisir à ce gentilhomme, car nous intéressant tous au mal qu’il aurait, votre corps ne pèserait pas une once au bout d’un quart d’heure. Mais prenez comme nous le plaisir de lui voir faire ses extravagances. Je vous avertis qu’il est fort malade d’esprit, qu’il croit tout ce qu’il a lu dans les Amadis, qu’il s’imagine qu’il est chevalier et que la colère où il est ne provient que de l’opinion qu’il a eue qu’un géant ravissait cette femme pour la forcer. Vous êtes gens d’esprits, aidez-nous à rire et satisfaites à la passion qui l’emporte.
– Bien, bien, monsieur, dit alors celui lequel représentait Pluton, puisque nous connaissons son mal nous le saurons bien traiter comme il faut, laissez-moi faire seulement. »

Alors, s’avançant l’épée à la main, il dit à Don Clazarel que le marquis d’Artigny tenait par le bras :

« – Eh bien, chevalier, que demandez-vous ?
– Je veux, lui répondit-il, que tu répares le tort que tu as fait à cette demoiselle que tu as ravie ou que tu te disposes au combat.
– Au combat, reprit le comédien ? Pauvre malheureux, je crois que tu rêves. Ne considères-tu pas qu’il en faudrait cinquante douzaines plus vaillants que toi pour me donner un peu d’exercice ? Retire-toi, petit morpion et va toi vanter hautement de n’être point mort par mon seul regard.
– Grosse bête, lui dit Clarazel, si tu m’eusses répondu plus courtoisement tu m’eusses fait peur car je t’eusses estimé vaillant, mais ton arrogance m’assure et je tiens ma victoire toute certaine, va prendre tes armes, les miennes seront en moins d’un moment sur mon dos ou bien démêlons cette affaire avec l’épée seule pour que nous nous trouvons en cet équipage.
– Sur mon âme, lui répliqua le comédien, je n’eusse pas cru qu’un si petit homme eût le courage si grand, voilà pourquoi nous demeurerons bons amis s’il te plaît, à condition que je rendrai la demoiselle que tu demandes.
– Fais-la donc venir, reprit Clarazel, si tu n’as point fait d’effort à sa chasteté, nous sommes d’accord. »

Alors la demoiselle qui faisait Proserpine s’étant présentée, il lui dit :

« – Madame, vos plaintes m’ont tantôt touché si sensiblement que pour vous garantir de la force que ce grand géant pouvait faire à vos volontés je l’ai défié au combat, mais il se repent et promet de ne vous outrager de sa vie, lui pardonnez-vous ?
– Vaillant chevalier, lui répondit-elle, si vous ne connaissiez mieux que moi les admirables effets de l’amour, vous vous étonneriez de m’avoir ouï crier au secours il n’y a qu’un moment et de m’entendre dire maintenant que je suis contente de l’affection que ce grand chevalier me porte. Je me voyais enlever avec regret, je loue à cette heure la violence qu’il m’a faite ; je le regardais de travers, je le vois maintenant avec plaisir ; je tenais ses cheveux pour les arracher, je m’en servirais volontiers à cette heure pour approcher ses lèvres des miennes. Bref, il faut que je vous confesse que ma colère n’a jamais été si grande que la joie que j’ai de le caresser. Vous ne lui demanderez donc rien sur cette querelle au moins s’il vous plaît.
– Non, Madame, lui répondit-il, au contraire je le servirai pour l’amour de vous, et sachant comme il faut excuser les fautes que nos passions nous font faire, je l’assisterai en ses entreprises amoureuses puisqu’il est question de votre repos . »

Alors son ennemi lui tendant la main, ils s’embrassèrent avec mille compliments, ce qu’étant fait, les comédiens le menèrent derrière les toiles, lui firent apporter une chaire au milieu de Pluton et de Proserpine et faisant abattre une toile qui cachait un enfer fort bien dépeint, le firent paraître assis sur le trône qui devait servir à Pluton.

Ce fût alors que la risée fût renouvelée à bon escient. Tous ceux qui s’en étaient fuis retournèrent quand on les eût averti de toute l’affaire et tout le monde discourant de cette aventure avec un plaisir non pareil, les comédiens ne pouvaient obtenir silence pour parachever leur histoire. Enfin, voyant que l’on commençait à se taire, ils commencèrent aussi à reprendre la pièce par le même endroit où la boutade de Don Clazarel les avait contraints de rompre. Mais ils ne parlèrent pas longuement. La mère de Proserpine se présentant avec des pleurs par lesquels elle témoignait la douleur qu’elle ressentait du malheur qui était arrivé à sa fille, ce fou se leva derechef et l’allant prendre par le bras :

« – Madame, lui dit-il, ne soupirez plus, votre fille n’est pas malheureuse comme vous croyez. Voyez-la, je vous prie, en un trône digne de son mérite et de sa beauté. »
La reine d’Apolonie fut contrainte de pardonner à Primaleon quand elle vît sa fille Gridoine dans un pareil degré d’honneur.
« – Suivez la prudence de cette femme et vous accommodez au temps.
– Vraiment, valeureux chevalier, lui dit le comédien de fort bonne grace, votre conseil me semble si saint et si bon que je suis résolu à le suivre en tout et partout. Le mari que ma fille a pris est sortable à sa qualité. Il est, je crois, tout bon chevalier. Je veux aimer sans me souvenir de la possession et pour vous témoigner que je parle sans artifice, allons, je vous prie, danser à leurs noces. »

A ces mots, il le prît par la main, allèrent tous deux trouver Proserpine, appelèrent Pluton et les autres et se prirent tous par les mains pour danser, à la réserve de celui qui devait faire le barbouillé, lequel adressa ces paroles à la compagnie : « Messieurs, il me semble que vous ne devez point souhaiter de farce car sur mon âme, nous ne vous en saurions donner une qui vaille ce branle. »

Ce disant, il alla prendre ses compagnons et se mit à sauter comme eux. Imaginez-vous un peu, je vous prie, si cette action se peut achever sans plaisir ? Certes, ce fût alors qu’il fallut lâcher le bouton et que la plupart de toutes ces dames mouillèrent leurs chausses à force de rire, car toutes et quantes fois qu’elles regardaient ce pauvre malheureux entre cette troupe de comédiens, elles éclataient de telle façon que tout le jeu de paume en retentissait, et d’ailleurs le bourgeois faisait un tel bruit que l’on y venait à la foule de tous les quartiers de la ville. Enfin, cette farce ayant duré avec des ravissements incroyables, l’hypocondriaque descendit du théâtre pour suivre à l’hôtellerie le marquis d’Artigny, le comte d’Oran, le baron d’Alcret et toutes les dames dont nous avons parlé ci-dessus…

Du Verdier, Le Chevalier hypcondriaque, Paris, Guillemot, 1632, p. 168-202.


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