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1658

René Le Pays, Le Marquis violon

Paris, d'Angely, 1658.

La Devineresse avant l'heure

Dans Le Marquis violon, les dames courtisées s'amusent aux dépens de leur galants. Dans ce passage, une mise en scène élaborée fait croire à l'un d'eux qu'il verra le fantôme de sa maîtresse. La scène n'est pas sans annoncer ce que l'on pourra trouver dans la Devineresse de Thomas Corneille et Donneau de Visé en 1679 :

Béatrix l’ayant quitté nous vint avertir du succès de sa négociation et nous fit rire par avance de la galanterie que nous allions faire. Sylvie qui avait concerté la pièce se chargea de tenir tout disposé pour l’exécution de cette plaisante entreprise et Béatrix s’en alla instruire un grand fils qu’elle avait du personnage qu’il devait jouer en cette comédie et qui était fort propre en de semblables intrigues. […] Il n’osait pas même penser à mener avec lui un laquais, car Béatrix lui avait juré que s’il manquait d’assurance et que s’il prenait quelque escorte, le diable romprait le cou à celui qui l’accompagnerait. Enfin, c’est assez dire qu’il était hardi, amoureux et grand aventurier pour vous apprendre qu’il se détermina et qu’il attendit même avec impatience l’heure de l’assignation. Elle ne fut pas plutôt venue qu’après s’être muni d’armes offensives et défensives et après avoir assez fait de signes de croix pour chasser tous les diables d’Enfer, il se déroba de sa maison sans être aperçu et s’en vint au rendez-vous où il trouva le fils de Béatrix le visage tout noirci, vêtu dans un habit de pantalon vert et jaune et monté sur des demi-échasses qui étant de la grosseur de ses jambes et couvertes de même drap, le faisaient paraître d’une hauteur prodigieuse.

A cette vue, il redoubla ses signes de croix et fortifia le mieux qu’il put son courage. Tout aussitôt le diable contrefait s’approchant de lui et lui disant quelques paroles mal articulées fit paraître une grand écharpe de taffetas noir propre à faire un bandeau et le trouvant sans résistance il lui en banda les yeux. Si bien qu’après avoir pris la main de cet aveugle volontaire, il le mena par quantité de détours de peur qu’il ne remarqua le chemin et enfin il le fit entrer en une petite cour qui est au derrière de notre maison où l’ayant quitté, Béatrix le vint prendre et le fit monter dans la chambre où j’étais avec les deux filles qui me servaient. Et pour n’oublier rien, il faut que vous sachiez, mes chères cousines, que ma mère, qui était pour lors à la campagne nous avait laissé par son absence dans une grand facilité d’exécuter notre dessein.

Lorsque Cléon fut donc entré en cette chambre qu’il ne connaissait point, car bien qu’il eût été souvent dans notre maison, il n’avait [sic] pourtant jamais entré en celle-là. Après qu’on l’eût fait assoir dans un fauteuil, d’où il pouvait fort bien voir toute la beauté du lieu, on lui fit jurer auparavant que de lui ôter son bandeau, qu’il se contenterait d’être heureux sans découvrir son bonheur à personne, il fit des serments plus qu’on n’en demandait et on lui laissa les yeux libres pour admirer un lieu qu’il croyait enchanté. Nous avions orné cette chambre de meubles si magnifiques, de flambeaux si lumineux et de miroirs si éclatants que préoccupé de l’imagination qu’il avait, il crut effectivement que tant de beautés ne pouvaient pas avoir été assemblées par une main humaine et que nécessairement il fallait que la magie eût contribué à rendre un lieu si charmant. Après qu’il eût assez longtemps admiré cette magnificence, ne voyant personne en la chambre de Béatrix, à cause que nous nous étions retirées pour rendre la pièce meilleure, il lui dit que ce n’était pas là tout ce qu’elle lui avait promis, qu’en vérité il n’avait jamais rien vu de si beau, mais qu’après tout, il voulait aussi voir cette admirable image de Caliste qu’elle lui avait tant vantée.

Aussitôt Béatrix pour le confirmer davantage dans sa fausse opinion, frappant trois coups avec une baguette sur une table ronde, dit dix-sept ou [dix-]huit mots barbares qui n’exprimaient pourtant rien, comme si elle eût voulu appeler de mauvais esprits. A ce signal, je fis sortir de l’antichambre où nous étions mes deux filles avec des flambeaux à la main et je marchai après elles. Nous étions toutes trois si bien parées qu’il ne restait rien pour lui faire croire que nous étions des spectres merveilleux. En entrant nous lui fîmes trois profondes révérences, au milieu de la chambre, trois autres et autres trois quand nous fûmes auprès de lui, mais si humbles et avec tant de respect qu’il rompit tous ses souliers pour nous rendre au double ce que nous lui donnions avec tant de profusion. Jugez, mes chères cousines, de la surprise du pauvre Cléon. Elle était, je vous proteste, si grande qu’elle ne se peut exprimer et même à peine imaginer.

René Le Pays, Le Marquis violon, (s. l. n. d.) [Saint-Jean-d'Angely, 1658], p. 90-95.


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