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1671

abbé Montfaucon de Villars, La Critique de Bérénice

Paris : L. Bilaine, M. Le Petit, E. Michallet, 1671

Contre Corneille

Le jugement de Villars sur la tragédie de Corneille est décisivement défavorable dans cette critique :

La Muse du cothurne […] s’est oubliée en faveur d’un jeune homme au préjudice du grand Corneille, avec qui elle avait été si longtemps en si bon ménage. Rotrou, Du Ryer et Scudéry n’avaient jamais pu la débaucher ; qui n’eût dit qu’elle aurait été fidèle jusqu’au bout ? […] Par un caprice impitoyable, elle l’a fait entrer en lice avec un aventurier qui ne lui en contait que depuis trois jours, elle l’a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s’est jetée du côté du plus jeune.
Allégorie mise à part, je suis fort mal édifié de la Bérénice du Palais-Royal, n’en déplaise à la vieille cour ; Monsieur Corneille a oublié son métier, et je ne le trouve point en toute cette pièce.[…] Qui s’aviserait qu’un homme aussi expérimenté au théâtre que l’est M. Corneille, en une occasion où il est question de décider de son excellence, et en une pièce qui devrait servir de modèle à toute la tragique postérité, et de leçon à celui qu’il ne regardait que comme son écolier ; qui croirait, dis-je, qu’il dût nous donner un ouvrage irrégulier en tout point ?

Je ne le blâme point d’avoir introduit plusieurs personnages épisodiques ; mais je lui sais mauvais gré, premièrement de les avoir mal choisis, et puis de s’en être mal servi. Puisqu’il voulait des personnes épisodiques, il fallait prendre le temps de la fable du vivant de Vespasian, le père de Titus, et se servir de l’avantage que l’histoire lui donnait. C’est par ordre de Vespasian que les historiens disent que Tite renvoya Bérénice. Voilà une épisode naturelle et dans le sujet. C’était une raison invincible que Titus avait pour quitter sa maîtresse ; et en même temps un beau champ pour le poète d’étaler les droits de l’autorité paternelle, et la vertu héroïque et romaine qui porte un fils à faire violence à ses inclinations pour suivre les désirs de son père. […] M. de Corneille, ayant besoin d’une épisode, a laissé celle-ci pour en prendre deux éloignées, qui la détruisent tellement, qu’il lui sera difficile de donner un titre juste à sa pièce, et de dire une bonne raison, pourquoi il l’appelle Bérénice plutôt que Domitie. […] Quant à Domitien, frère de Tite, il était naturel de l’employer ; mais le poète a mal suivi la règle d’Horace, qui veut que, quand on met en avant des gens connus, on les représente tels qu’ils ont été : Achille brutal et Jason infidèle. Il fallait donc se souvenir que Domitien avait conspiré contre la vie de Titus ; ne se contenter pas de le dire en deux vers, mais faire une épisode de cette conspiration ; ce qui eût admirablement relevé la clémence de Titus, puisqu’elle le rend si recommandable dans l’histoire. Tout cela n’eût-il pas fait un plus bel effet, un jeu plus ingénieux, et des scènes plus riches et plus héroïques, que toutes ces longues déclarations d’amour que Domitien fait à Domitie, qui ne font rien du tout à l’affaire de Bérénice ? que toutes ces feintes purement comiques d’aimer ailleurs ? que tous ces essais de donner de la jalousie, peu propre au Cothurne ? et enfin que toute cette ridicule picoterie de deux rivales, qui récrée le parterre dans un acte où il devrait être en pleurs ? L’amour de Titus pour Bérénice eût pu être le prétexte de la conspiration de Domitien contre son frère ; nous eussions vu un héros en péril, nous eussions craint pour lui, nous l’eussions plaint ; la pitié et la crainte eussent été excitées selon les règles par le moyen d’un premier acteur ; il eût été délivré du péril en renvoyant Bérénice, par qui la conspiration eût été découverte et qui n’eût pas voulu conclure ce mariage, de peur d’exposer son amant à la fureur de la vertu romaine. Nous en eussions été ravis, nous aurions admiré l’amante et le héros, et nous eussions vu en Monsieur Corneille toutes ces manières romaines qui lui ont autrefois tant acquis de réputation.

Extrait signalé par M. Escola 
éd. G. Michaut, La "Bérénice" de Racine, Paris : Société française d'imprimerie et de librairie, 1907, p.260 et sq.


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