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ca. 1690

Philippe-Emmanuel de Coulanges, Mémoires de M. de Coulanges

Mémoires de Monsieur de Coulanges , Paris : J.-J. Blaise, 1820,

Un mauvais spectacle

Dans cette chronique des événements ecclésiastiques de Rome des années 1690, le mémorialiste témoigne aussi de ses expériences de spectateur à divers divertissements. Dans ce passage, il se montre sans pitié pour un opéra "ridicule" et "mal imaginé".

Après diverses représentations des deux petits opéras des neveux du pape, qui réussirent assez, le grand opéra si prôné et tant attendu parut enfin sur le théâtre public de Torre -di-Nona. Mais jamais opéra ne surprit davantage; jamais sujet ne fut plus ridicule ni plus mal imaginé. C'était Christophe Colomb qui, en courant les mers, devient passionnément amoureux de sa propre femme. Jamais pièce ne fut plus ennuyeuse, pour n'être pas même soutenue d'aucun air qui pût faire plaisir. Je ne puis mieux la représenter telle qu'elle était, qu'en rapportant ici le fragment d'une épître du duc de Nevers, où il en fait la peinture au naturel:
Nous avons eu ce Carnaval
Une pièce très exécrable
Faite par Ottobon, poète détestable
Mais, en revanche, un heureux cardinal.
Quel opéra maudit, où l'on criait merveilles!
Que Christophe Colomb m'a lassé les oreilles!
Ce vieux nocher fortuné,
Après avoir longtemps erré sur l'onde
À peine a-t-il touché les bords du nouveau Monde,
Qu'il devient de sa femme amoureux forcené.
Aux Indes son amour follement reverdie
Réveille dans son cœur son premier incendie.
Que les transports jaloux de sa femme et de lui
Font une triste scène!
Que d'entendre toujours chevroter leur ennui
M'a causé de mal et de peine !
L'un, d'un gosier tranchant, sur des tons glapissants,
Tire tout au plus haut la chanterelle humaine;
Et l'autre, à même temps,
De son agilité voulant faire parade,
De cent croches ne fait qu'une seule tirade.
Mais, par où croyez-vous que l'opéra finit?
Contre sa femme enfin le bon Colomb dégaine;
Dans ce combat pourtant sa femme le défit,
Et Colomb de son sang ensanglante la scène.
Le grand bruit de la peste, en tous lieux répandu,
A fait cesser cette musique;
Cet opéra sauvage est enfin défendu,
Et nous ne verrons plus ce monstre dramatique.

Nous ne laissâmes pas cependant de voir plusieurs fois ce maudit spectacle plutôt par oisiveté que par goût. Mais il ne dura pas longtemps, non plus que les autres plaisirs du Carnaval, car effectivement un bruit de peste, qui vint du côté de Naples, obligea Rome de prendre les précautions ordinaires pour s'en garantir.

Mémoires de Monsieur de Coulanges , Paris : J.-J. Blaise, 1820, en ligne p. 284-285 


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