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1672

Charles Perrault, Mémoires de Charles Perrault, de l'Académie française et premier commis des bâtiments du roi

Avignon, 1759

Le monopole de l'opéra

Le mémorialiste revient sur les démarches entreprises auprès de Louis XIV et de Colbert pour que Lully obtienne le monopole de l'opéra. Il commence par rapporter le succès d'une création composée par Lully, Perrin et Cambret et à laquelle il a assisté: ce premier succès aurait amené Lully à privilégier l'opéra.

Environ en ce temps-là, Lully se fit donner le droit de composer seul des opéras et d’en recevoir le profit, qui était considérable. Ce spectacle avait commencé par un petit opéra dont Messieurs… faisaient les premiers personnages. Il fut chanté d’abord au village d’Issy dans la maison d’un orfèvre où il réussit beaucoup. On m’y mena à la première représentation qui fut applaudie. L’abbé Perrin avait composé les paroles, et Cambert la musique. Le succès de cette pastorale en musique leur fit entreprendre d’autres opéras qui furent représentés en public avec applaudissements et avec bien du profit pour le poète, pour le musicien, et pour tous les acteurs. Lully qui s’était moqué jusque-là de cette musique, voyant le gain qu’elle lui produisait, demanda au Roi le privilège de faire seul des opéras et d’en avoir le profit. Perrin et Cambert s’y opposèrent, aussi bien que M. Colbert qui ne trouvait pas qu’il y eût de justice à déposséder les inventeurs ou du moins les restaurateurs de ce divertissement. Lully demanda cette grâce au Roi avec tant de force et d’importunité, que le Roi craignant que de dépit, il ne quittât tout, dit à M. Colbert qu’il ne pouvait se passer de cet homme dans ces divertissements, et qu’il fallait lui accorder ce qu’il demandait, ce qui fut fait dès le lendemain. Deux ou trois jours après, j’entendis dire à ce ministre que les courtisans trouvaient à redire à ce qu’on faisait pour Lully, parce que cet homme allait gagner des sommes immenses, qu’il aurait mieux valu la [sic] laisser partager entre plusieurs musiciens ; que ce gain les aurait engagés par émulation à se surpasser les uns les autres, et à porter notre musique à sa dernière perfection. Je voudrais, disait M. Colbert, que Lully gagnât un million à faire des opéras, afin que l’exemple d’un homme qui aurait fait une telle fortune à composer de la musique engageât tous les autres musiciens à faire tous leurs efforts pour parvenir au même point que lui. Tant il est vrai que les ministres savent faire toujours valoir les résolutions de leurs maîtres.
Lully ayant obtenu ce qu’il souhaitait, me pria conjointement avec M. Vigarani qui faisait les machines et les décorations du théâtre, d’engager M. Colbert à demander au Roi la grande salle de comédie du Palais-Royal pour y représenter leur opéra. J’en fis la proposition à ce ministre qui m’écouta favorablement. Je me souviens que je lui dis qu’une des choses que les empereurs romains avaient eu soin d’observer, était de donner des jeux et des spectacles au peuple, et que rien n’avait plus contribué à les maintenir dans la paix et dans la tranquillité ; qu’aujourd’hui ce n’était plus l’usage que les princes prissent ces soins-là, mais qu’assurément il serait très agréable au Parisien [sic] de pouvoir au moins prendre ces sortes de divertissements dans le palais d[e] son prince. Vous êtes éloquent, me répondit M. Colbert en souriant, j’y songerai. Il en parla au Roi, qui fut bien aise d’accorder cette grâce à Lully.

 Charles Perrault, Mémoires de Charles Perrault, de l'Académie française et premier commis des bâtiments du roi, contenant beaucoup de particularités et d'anecdotes intéressantes du ministère de M. Colbert, Avignon, 1759, p. 188-192


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