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1664

Sebastiano Locatelli, Voyage de France

Voyage de France, mœurs et coutumes françaises (1664-1665), relation de Sébastien Locatelli, traduite sur les manuscrits autographes et publiée, avec une introduction et des notes, par Adolphe Vautier, Paris, A. Picard et fils, 1905.

Éloge de la comédienne Eularia

Ce manuscrit italien (traduit en français au XIXe siècle) raconte le voyage en France que fit Sébastien Locatelli en 1664-1665. Arrivé à Paris, Locatelli fait l'éloge d'une comédienne et nous renseigne sur la manière dont les spectateurs parisiens percevaient la troupe italienne en 1664 :

Je pus voir plus commodément la Reine dans sa propre chambre, pendant que les demoiselles la coiffaient. J'y fus introduit par notre compatriote, la Signora Eularia, célèbre comédienne bolonaise fort aimée d'elle pour son talent et son admirable chasteté. Pardonnez-moi de faire ici une courte digression pour m'acquitter de tout ce que je dois à la Signora Eularia depuis mon arrivée à Paris. Elle a tant de talent que personne n'a pu jusqu'ici égaler sa grâce et son habileté dans le bel art de la scène ; et l'on peut dire avec raison qu'elle est la gloire de la troupe de Zanotti, la plus estimée de toutes les compagnies ambulantes. Cette troupe est maintenant fixée à Paris, sans espérance de jamais revoir l'Italie, par ordre de Sa Majesté qui lui donne 1600 francs par an en plus de ce que rapporte la représentation des comédies et des opéras. Elle joue toute l'année, excepté pendant l'Avent et le Carême. L'entrée est gratuite pour toutes les personnes attachées à la Cour et pour elles seules. Aussi avec le produit des représentations, la Signora Eularia pouvait, me dit-elle, se nourrir, s'habiller, et suffire à toutes les autres dépenses, dont la principale est celle des costumes de théâtre qu'il faut changer suivant la mode. Il reste environ 3000 francs (car ils sont deux), après avoir payé la maison qui coûte 250 écus par an ; les loyers sont en effet très chers à Paris à cause du grand nombre des habitants. En arrivant en France, leur troupe, composée de neuf personnes (deux amoureux, deux femmes, la Ruffiana, un second Zani, un Covielle, un Pantalon, un Docteur Gratien), alla présenter son respect au Roi d'abord, puis à la Reine. Celle-ci laissa baiser le pan de sa robe aux deux autres femmes de la troupe ; mais quand l'Eularia, arrivée devant elle, voulut les imiter, elle lui tendit la main en disant: « À vous qui êtes si chaste, c'est la main qu'on présente à baiser. » Sa Majesté voulut par cet éloge public et bien mérité donner à la chaste Eularia une marque éclatante de sa faveur. Les paroles par lesquelles le roi exprimait son horreur pour tout le sang humain répandu dans notre Bologne et cet éloge donné par la Reine à notre Eularia, prouvent bien que rien n'échappe aux Grands. Pour faire honneur à la chasteté de l'Eularia, je raconterai seulement l'histoire suivante. Le frère d'une Altesse de notre Italie, ne pouvant supporter plus longtemps les tourments amoureux, qu'il ressentait continuellement en la voyant jouer dans la ville où commandait son frère, l'amena par force dans sa chambre ; mais se jetant aux pieds de cet homme, elle réussit par ses supplications et ses larmes à sauver sa virginité d'un péril si pressant. « Que Votre Altesse, dit-elle entre autres choses, sache qu'il y a environ neuf ans, je me trouvai bien près de la mort. Fâchée de quitter cette vie, je promis à la Très Sainte Vierge, notre douce dame, que, si elle m'obtenait la santé, je conserverais toujours ma chasteté dans ce périlleux métier de comédienne. Jusqu'à ce jour, avec son aide, j'ai pu la garder intacte. Je supplie donc Votre Altesse de ne pas enlever à la Vierge Marie ce don qui lui appartient, car je le lui ai fait en reconnaissance de la santé qui me revint contre l'opinion de plusieurs médecins qui m'avaient condamnée. » Alors ce Prince, qui devait avoir la dévotion à la Madone gravée dans le cœur, comme l'ont ordinairement tous les chrétiens, lui répondit « Vous vous êtes donnée à un digne objet, soyez-lui toujours fidèle. » Puis, tirant de son doigt une belle rose de diamants d'une grande valeur, il lui dit « Prends, ô chaste fille, ce témoignage de mon amour. Il te rappellera que tu ne dois accorder à personne ce que tu as refusé à un prince tel que moi, car si je venais à le savoir, tu mourrais sans autre avertissement, victime de ma colère. » Cette généreuse action était, me dit l'Eularia, parvenue aux oreilles de la Reine, car elle voulut voir la bague. L'Eularia, ayant à sa prière consenti à épouser Tracagnino, Bolonais comme elle et dont le véritable nom est Antoine Polesi, reçut de la Reine, en présent, un bijou fait pour se porter sur la poitrine, semé de petits diamants moins précieux cependant que la bague. Sa Majesté voulut aussi par ce présent la récompenser de la dédicace d'un petit ouvrage traduit d'espagnol en italien et intitulé Gli amori delle Sabine rapite da' Romani. Seule une Reine de France pouvait la détourner de son dessein de mourir vierge ce qui, pour une comédienne, aurait été une gloire éternelle digne d’être inscrite dans les annales du monde. La Reine pensant que l'Eularia, si elle ne se mariait, risquait de perdre à Paris ce qu’elle avait conservé ailleurs, exigea qu'elle épousât ce comédien, son compatriote, avant de se faire voir et entendre sur aucun théâtre. Voici comment je fis la connaissance de cette dame. Une semaine après notre arrivée à Paris, en allant me faire payer une lettre de change chez les Seigneurs Étienne et Augustin de Parabeni, banquiers italiens, je me liai d'amitié avec le Seigneur Marc-Antoine, son frère, employé à copier des lettres dans cette banque, et par la suite avec toute sa maison. L'Eularia avait encore sa mère, nommée Isabelle, si bonne qu’elle devint pour moi une vraie maman, et qu'elle me rendait service pour toutes ces choses que les hommes ne savent pas faire, telles que coudre et remettre des pièces. Nous pouvions en outre aller à la comédie, mes compagnons et moi, sans dépenser un sou. Mais j'avoue m'y être peu amusé, car les acteurs jouant en italien devant des personnes qui ne le comprenaient pas, étaient obligés de gesticuler et de trouver des inventions, des changements de scène et d'autres choses de ce genre pour contenter les spectateurs. L'excellent Zanotti ne pouvait plus, dans les dialogues avec son Eularia, enchanter le public par la finesse de ses expressions, la subtilité de ses réparties, le piquant de ses mots et de ses équivoques. On peut en dire autant des autres acteurs, tous excellents. Le plus goûté en France est pourtant Tracagnino, à cause de ses sauts, de ses gambades, et de ses autres inventions comiques, aussi la Reine a-t-elle marié à l’Eularia son acteur préféré.

Relation de voyage en ligne sur Gallica, p. 180-185.


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