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1675

Pierre de Villiers, Entretien sur les tragédies de ce temps

Paris : E. Michallet, 1675

Des larmes, même pour des scènes sans amour

Dans sa dissertation sous forme de dialogue entre Timante et Cléarque, Pierre de Villiers, à l’occasion de la représentation de l’Iphigénie de Racine, réfléchit à la possibilité et la pertinence de créer des pièces tragiques qui n’aient pas recours à la passion amoureuse, à la façon des Grecs. Le début du dialogue a justement pour objet la tragédie « sans amour » de Racine.

TIMANTE.
Avez-vous l’Iphigénie ? C’est une pièce dont bien des gens ont été charmés.

CLEARQUE.
Je l’ai trouvée fort belle, et même je n’ai pas honte de dire que je n’ai pu m’empêcher de pleurer une fois ou deux en la voyant. Pour peu que vous ayez le cœur tendre, vous aurez pleuré aussi bien que moi.

TIMANTE.
Il était assez difficile de ne pas pleurer en voyant quelques endroits : mais savez-vous bien la pensée qui m’est venue en voyant cette tragédie ?

CLEARQUE.
Quoi ?

TIMANTE.
Qu’on peut faire de fort belles tragédies sans amour ; je parle de l’amour tendre et passionné des amants.

CLEARQUE.
Je ne crois pas que l’auteur ait jamais eu le dessein de vous faire venir cette pensée, lui qui entend si bien à conduire cette passion entre deux amants.

TIMANTE.
Je sais qu’il est incomparable en cela, mais il a bien fait voir que l’amour n’est pas la seule passion qui puisse réussir sur le théâtre : et l’on peut dire que le grand succès de l’Iphigénie a désabusé le public de l’erreur où il était, qu’une tragédie ne pouvait se soutenir sans un violent amour. En effet tout le monde a été pour cette tragédie, et il n’y a que deux ou trois coquettes de profession qui n’en ont pas été contentes ; c’est sans doute, parce que l’amour n’y règne pas, comme dans le Bajazet ou la Bérénice.

CLEARQUE.
Il me semble néanmoins que l’amour joue dans la pièce dont vous parlez; Eriphile, Achille et Iphigénie même m’ont paru des personnages fort amoureux.

TIMANTE.
J’avoue ce que vous dites : mais vous savez bien vous-même que les endroits qui ont le plus touché ne sont pas ceux où Achille, Iphigénie et Eriphile, parlent de leur passion. Agamemnon et Clytemnestre m’intéressent bien davantage, et ce sont leurs sentiments qui m’ont touché.

CLEARQUE.
J’en tombe d’accord, mais ce n’est pas en cela que consiste toute la beauté de cette tragédie, et je doute que la pièce pût se soutenir, si vous en ôtiez l’amour d’Achille et d’Iphigénie, et la jalousie d’Eriphile. Car il serait bien ennuyeux, ce me semble, d’entendre toujours Agamemnon et sa femme se plaindre de ce que l’oracle a condamné Iphigénie.

TIMANTE.
Vous n’entrez pas dans ma pensée, je ne blâme point du tout l’amour d’Achille. Je loue même l’auteur d’avoir introduit ce personnage qui est si beau : prenant la chose de la manière qu’il l’a prise, l’amour lui était nécessaire, on aurait trouvé fort étrange qu’Achille demandât Iphigénie en mariage, s’il ne l’avait point aimée. Aussi n’est-ce pas de cela que je veux parler : je dis seulement qu’on peut faire une belle tragédie sans amour ; je ne dis pas que l’auteur d’Iphigénie a dû n’en point mettre dans sa pièce, je ne fais que proposer une pensée qui m’est venue, et nous examinerons ensemble si j’ai raison.

Racine, Œuvres complètes, I, Paris,Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1999, p. 775-776 

Dissertation en ligne sur Gallica, p. 1-9


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