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1692

Charles Dufresny, [Historique de] L'Union des deux opéras

s.l.n.d.

Des acteurs italiens pour un public français

Dans cet "historique" qui s'apparente à une forme de notice sur le théâtre italien, un prologue d'Arlequin, probablement prononcé lors de la représentation de la pièce en 1692 à l'Hôtel de Bourgogne, est rapporté. Il est introduit en ces termes par l'auteur: "Voici le discours que fit au parterre celui qui remplissait alors le rôle d'Arlequin. On y voit le zèle que ces comédiens ont toujours eu pour satisfaire le public, et les raisons qui rendaient leurs efforts inutiles."

Messieurs, on me fait jouer toutes sortes de rôles; je sens que dans beaucoup je dois vous déplaire. Le balourd de la veille n'est plus le même homme le lendemain, et parle esprit et morale. J'admire avec quelle bonté vous supportez toutes ces disparates. Heureux, si votre indulgence s'étendait jusqu'à mes camarades, et si je pouvais vous réchauffer pour nous ! Deux choses vous dégoûtent, nos défauts, et ceux de nos pièces. Pour ce qui nous regarde, je vous prie de songer que nous sommes des étrangers, réduits, pour vous plaire, à nous oublier nous-mêmes. Nouveau langage, nouveau genre de spectacles, nouvelles mœurs: nos pièces originales plaisent aux connaisseurs : mais les connaisseurs ne viennent point les entendre. Les dames (et sans elles tout languit) les dames, contentes de plaire dans leur langue naturelle, ne parlent ni n'entendent la nôtre : comment nous aimeraient-elles ? Quelque difficile qu'il soit de se défaire des préjugés de l'enfance et de l'éducation, notre zèle pour votre service nous encourage; et pour peu que vous nous mettiez en état de persévérance, nous espérons devenir, non d'excellents acteurs, mais moins ridicules à vos yeux, peut-être supportables. À l'égard de nos pièces, je ne puis trop envier le bonheur de nos prédécesseurs, qui vous ont attirés et amusés avec les mêmes scènes qui, remises aujourd'hui, vous ennuient, et dont vous pouvez à peine soutenir la lecture. Le goût des spectateurs est changé et perfectionné: pourquoi celui des auteurs ne l'est-il pas de même ? Vous voulez (et vous avez raison) qu'il y ait dans une comédie du jeu, de l'action, des mœurs, de l’esprit et du sentiment. En un mot, qu'une comédie soit un ragoût délicat où rien ne domine, où tout se fasse sentir. Plus à plaindre encore que les auteurs, nous sommes responsables, et de ce qu'ils nous font dire, et de la manière dont nous le disons. J'appelle cette rigueur à votre équité : mesurez votre indulgence sur nos efforts, nous les redoublerons tous les jours. En nous protégeant, vous vous préparez, dans nos enfants, de jeunes acteurs qui, nés parmi vous, qui, formés, pour ainsi dire, dans votre goût, auront peut-être un jour le bonheur de mériter vos applaudissements. Quel que puisse être leur succès, ils n'auront jamais plus de zèle et plus de respect que leurs pères.

[Historique de] L'Union des deux opéras, s.l.n.d., non paginé.


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