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1674

André Félibien, Les Divertissements de Versailles, donnés par le Roi au retour de la conquête de la Franche-Comté, en l’année 1674

Paris : J. B. Coignard, 1674

Une pièce d’eau à Versailles

La sixième journée des Divertissements de Versailles de 1674 se termine par une pièce d’eau décrite dans ses moindres détails par Félibien.

Après que leurs majestés eurent considéré ces riches décorations, elles arrivèrent dans la grande pièce d’eau qui est au bas du Canal. A la vue des somptueux édifices dont elle était ornée, toute la cour fut encore plus surprise qu’elle n’avait été ; de si magnifiques ouvrages ne lui paraissant point un travail de la main des hommes. Cette pièce d’eau se termine par un demi-cercle, qui forme deux angles rentrant à ses deux extrémités, et qui a dans son milieu un enfoncement carré d’environ quarante toises de face. Les deux côtés du demi-cercle étaient séparés par moitié. Sur la première partie que l’on voyait d’abord, et qui fait un angle, paraissait dans l’étendue de trente-quatre toises de long une balustrade solidement bâtie à hauteur d’appui de toutes sortes de marbres. Sur dix piédestaux qui en interrompaient la longueur, on avait élevé, savoir sur les quatre premiers, quatre grandes médailles de demi-Dieux, ornées de festons, et posées sur des socles de marbre de différentes couleurs, taillés en amortissement ; et sur les six autres, six statues de quinze pieds de haut vêtues de diverses manières.
En suite et sur la même ligne circulaire qui avait vingt toises d’étendue était une rangée de colonnes accouplées, d’un marbre verdâtre, posées sur un embrasement divisé par compartiment de panneaux de marbre et de jaspes différents. L’entablement était de marbre pareil à celui des colonnes, et entre les colonnes il y avait des figures et de grands trophées élevés sur des piédestaux. Tout cela paraissait de différents marbres, ou d’autres matières transparentes, et de couleurs semblables à celles qui éclatent dans le corail, dans les nacres, et dans les autres coquillages que la mer jette sur ses bords.
Tout au bout de la pièce d’eau paraissait en face une terrasse de trente-deux toises de long sur neuf pieds de haut, partagée par de grands panneaux rustiquement taillés en forme de glaçons de couleurs variées, et telles qu’on en voit paraître sur les ondes de la mer, lors que le soleil en se couchant mêle avec le vert et le bleu des traits d’or et de pourpre.
Au-dessus de cette terrasse s’élevait un palais de magnifique structure. Toutes les parties dont il était composé concouraient à représenter un palais de cristal bâti dans l’eau, mais avec un tel artifice, et d’une si grande richesse, qu’il semblait que les figures et les ornements dont il était embelli fussent faits de pierres précieuses, disposées comme les ouvrages de mosaïque : car non seulement l’on y voyait les vives couleurs de la topaze, des rubis, des émeraudes, et d’autres pierres les plus rares, mais l’on était ébloui du feu et des éclats de lumières qui sortaient de toutes ces couleurs, et qui brillaient de telle sorte qu’on avait quasi de la peine à bien voir l’excellence de l’ouvrage ; ce qui rendait cet édifice beaucoup plus riche et plus considérable que tous les autres qui l’environnaient.
Il avait vingt toises de face sur trente-six pieds de haut, et cette face était divisée par cinq grandes portes carrées. Devant chaque trumeau, au lieu de colonnes, il y avait sur des piédestaux deux Termes de vingt-deux pieds de haut. Depuis la ceinture en haut ils avaient la forme de vieillards, tels qu’on représente les fleuves, et semblaient être de topaze et de rubis. Ce qu’on appelle la gaine était comme d’un ambre jaune fort transparent : ils étaient ceints de roseaux qui avaient le vert des émeraudes. Sur leurs têtes ils portaient des corbeilles remplies de roseaux et de feuilles d’eau ; et aux dessus était l’entablement de tout l’édifice, dont la frise représentait des glaçons de couleur d’émeraudes, mais brillants d’étincelles de feu, de même que les autres panneaux qui se trouvaient dans chaque piédestal.
Le long de l’entablement régnait une grande balustrade divisée par panneaux taillés en glaçons. Sur cette balustrade et au-dessus du fronton qui ornait le milieu de ce palais étaient assises deux grandes figures représentant deux fleuves appuyés sur leurs urnes : ils étaient à demi couverts d’habits très riches, et ceints de roseaux de même que les Thermes, versant de leurs urnes de l’eau en abondance. Sur la même balustrade et au-dessus de chaque Therme, était posé un grand vase d’une matière précieuse, d’où sortait un gros jet d’eau.
Dans les enfoncements de portes, il y avait de gros socles taillés en glaçons, d’où coulait de l’eau de tous côtés, et sur chacun de ces socles on voyait des statues de vingt pieds de haut. Celle du milieu représentait Neptune qui enlève une nymphe : les autres statues étaient d’autres nymphes de l’Océan portées par des chevaux marins.
Aux deux côtés de ce palais étaient deux rochers de vingt-quatre pieds de long sur trente-six pieds de haut. Ils étaient percés à jours, et dans le milieu s’élevait un gros jet d’eau, qui en retombant faisait une double cascade. Sur les deux côtés de chaque rocher étaient deux fleuves assis, et tenant des urnes qui répandaient de l’eau. Derrière ces fleuves l’on voyait deux chevaux marins, portant une grande coquille, d’où l’eau sortait de tous côtés ; et sur la coquille était encore élevé un groupe de deux figures, représentant d’un côté Zéphire qui enlève Cloris, et de l’autre Borée qui enlève Orithie.
Ce fut à l’aspect d’un bâtiment si extraordinaire, accompagné de tant d’autres grands ouvrages, qui par la savante disposition des lumières et des couleurs, faisaient un des plus beaux et des plus surprenants spectacles qu’on ait jamais vus, que le roi suivi de toute la cour se promena sur cette grande pièce d’eau, où dans le profond silence de la nuit l’on entendait les violons qui suivaient le vaisseau de sa majesté. Le son des instruments semblait donner de la vie à toutes les figures, dont la lumière modérée donnait aussi à la symphonie un certain agrément qu’elle n’aurait point eu dans une entière obscurité.
Pendant que les vaisseaux voguaient avec lenteur, l’on entrevoyait l’eau qui blanchissait tout au tour ; et les rames qui la battaient mollement, et par des coups de mesures marquaient comme des filons d’agent sur la surface obscure de ces canaux.
L’on n’apercevait alors que de l’eau renfermée par l’obscurité de la nuit ; et ces grandes pièces d’eau éclairées seulement de part et d’autre par tant de figures lumineuses, ressemblaient à de longues galeries et à de grands salons enrichis et parés d’une architecture et de statues d’un artifice et d’une beauté jusqu’alors inconnue, et au-dessus de ce que l’esprit humain peut concevoir.
Une si rare magnificence arrêta longtemps avec plaisir les yeux de toute la cour, qui ne pouvait se lasser d’admirer les merveilleux effets de ces illuminations, dont les images paraissaient encore dans le fond de l’eau comme d’autres palais et d’autres figures plus grandes que les véritables. Une multitude de poissons que l’on y voyait semblaient là comme les spectateurs muets de toute la pompe royale, dont les canaux de Versailles étaient honorés pendant cette nuit.
Après que le roi eut remonté le long du Canal, et que toute la cour eut mis pied à terre, à l’endroit même où elle était entrée dans les gondoles, sa majesté retourna au Château, où les lumières qui éclairaient les parterres et les fontaines, comme j’ai dit, offraient encore à la vue une décoration d’une beauté singulière.

Relation disponible sur Gallica dans l’édition de 1676, p. 30-33


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