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ca. 1690

François (curé de Versailles) Hébert, Mémoires du curé de Versailles 1686-1704

éd. G. Girard, Paris, les éd. de France, 1927.

Des comédiennes connues pour une liaison plus que un talent

Ce texte peu connu, sans doute à cause d'une histoire éditoriale complexe (le manuscrit, longtemps égaré, ne fut publié qu'au XXème siècle), est pourtant d'un intérêt majeur car le mémorialiste consacre un long passage à Racine (voir fiche correspondante). Dans un chapitre consacré aux mœurs de la cour, on trouve aussi cet extrait intéressant: pour expliquer l'expression "vivre à la bourgeoise", qui signifie avoir une relation conjugale fondée sur la fidélité, le curé rigoriste convoque le contrexemple des gentilshommes entretenant une liaison avec des comédiennes. Ces amours ont des incidences sur la réception: les actrices sont reconnues à ce titre, plus que pour leur talent.

On peut s’imaginer aisément que des personnes qui regardaient comme une vertu roturière l’attachement que des personnes mariées avaient l’un pour l’autre tombaient dans toute sorte de libertinage : je ne crois pas que sous un autre règne il ait pu aller plus loin. Ces hommes d’un esprit fort, comme ils le croyaient, qui pensaient qu’il y avait de la petitesse d’âme de s’attacher à leurs femmes, avaient la bassesse de cœur de lier de mauvais commerces ou avec des créatures de la lie du peuple, ou avec des prostituées, ou avec des comédiennes et des filles de l’opéra. C’était une chose publique qu’on connaissait beaucoup plus ces malheureuses lorsqu’elles paraissaient sur le théâtre par leurs intrigues avec quelques seigneurs de la cour que par leur propre nom. Dès qu’il y en avait une nouvellement repue [ ? vérifier], elle n’était pas longtemps sans trouver pareille fortune. Ces sortes de commerces ruinaient entièrement les affaires des familles de ceux qui avaient assez de lâcheté et de bassesse d’âme pour s’attacher à ces personnes, très méprisables pour leur naissance, et encore plus par leur profession. […] On les voyait avec horreur être vêtues comme des princesses, avoir des meubles très magnifiques, des trains superbes, de belles maisons à la ville et à la campagne que leurs galants leur achetaient, amasser du bien, se faire des revenus, en un mot profiter autant qu’elles le pouvaient de leurs crimes et entasser chez elles les dépouilles des plus grandes maisons du royaume, et vérifier aux yeux de tout le monde ce que le Saint-Esprit a dit dans les Écritures : que la femme de mauvaise vie est une fosse profonde dans laquelle on jette toujours et qu’on ne peut jamais remplir.  Ce désordre des jeunes courtisans était imité par ceux que leur âge et leur rang en devaient par honneur le plus éloigner. Ils eurent même assez de malignité et d’adresse, pour faire autoriser par un exemple éclatant leur détestable conduite, d’engager le premier prince après le roi dans un commerce public avec une comédienne, de laquelle il eut des enfants. Ce dérèglement si affreux, comme un torrent impétueux que nulle digue ne peut arrêter, se répandit dans tout le royaume, et le débordement devint presque général, principalement dans les grandes villes où on se fait une espèce de gloire d’imiter ce qui se passe à la Cour.

éd. G. Girard, Paris, les éd. de France, 1927, p. 35-37


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