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1697

Edme Boursault, Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de …

Paris : T. Girard, 1697

Le succès d’Esope sur la scène

Dans son recueil de lettres, dans lequel figurent différents types d’exercices littéraires, Boursault évoque à plusieurs reprises le monde du théâtre et de la représentation. Dans la lettre à sa femme, il évoque et cite des passages de sa propre comédie Esope à la ville, parue en 1690.

Il est temps que je te rende compte de ce que tu as tant d’envie de savoir, et que je te dise ingénument comment la Comédie d’Esope a été reçue. C’est une pièce d’un caractère si nouveau que jamais homme n’a eut tant de peur que j’en eus pendant les trois premières représentations : les fables qui en font la beauté (supposé qu’il y en ait dans cet ouvrage) ne furent pas du goût de bien du monde ; et quoi que Raisin, qui fait toujours bien, fit mieux Esope qu’Esope ne l’aurait pu faire lui-même, je n’osais me flatter que son mérite fut capable d’en donner assez à ma comédie pour la faire réussir. Je dois cette justice aux auditeurs sans prévention qui vont à la comédie pour y prendre du plaisir quand ils y en trouvent, et qui applaudissent de bonne foi ce qui leur paraît digne d’être applaudi ; je leur dois, dis-je, cette justice qu’ils me la rendaient autant qu’il leur était possible, et que les murmures de quelques beaux esprits, qui sont des gens sans miséricorde, ne faisaient aucune impression sur eux. Dans une conjoncture si embarrassante, pour essayer de faire cesser le murmure des uns, et m’attirer encore plus la bienveillance des autres, je fis cette fable, que le lendemain, à la quatrième représentation, Raisin, entre le second et le troisième acte, devait venir dire aux auditeurs.
LE DOGUE, ET LE BŒUF
FABLE.
Un dogue envieux, superbe,
Etant couché dans un champ,
Fut assez lâche et méchant
Pour empêcher le bœuf d’y brouter un peu d’herbe.
Le bœuf, en mugissant, portant ailleurs ses pas,
Maudit sois-tu, dit-il, et que malheur t’arrive !
Ta méchanceté me prive
De ce que tu ne veux pas.

Il devait ensuite apostropher ceux qui se déchaînaient contre les fables et leur dire

Messieurs les beaux esprits que la fable révolte,
Parlez sans dissimuler :
Dans quel champ peut-on aller
Pour faire plus de récolte !
A tant d’honnêtes gens qui sont devant vos yeux,
Laissez la liberté d’applaudir ce mélange ;
Et ne ressemblez pas à ce dogue envieux
Qui ne veut ni manger, ni souffrir que l’on mange.

On ne fut, grâce au ciel, obligé de dire ni l’apostrophe ni la fable : il y eut tant de monde à cette quatrième représentation, et l’applaudissement fut si général que nous fûmes au moins aussi contents des auditeurs qu’ils le furent de nous ; et ce jour là la pièce s’affermit si bien qu’elle n’a point chancelé depuis. Quelques-uns disent qu’on n’a rien vu de si bon depuis Molière ; et ceux qui veulent me flatter disent qu’il n’a rien fait de meilleur. Mais je lui rends justice, et je me la rends aussi ; c’est assez dire que je ne me laisse pas aller à la flatterie. Par malheur il n’y a plus que six représentations à en donner de ce Carême. Et je ne doute point que trois semaines d’interruption, et les beaux jours d’après Pâques ne lui fassent perdre les trois quarts de son mérite. Il n’y a que cinq pistoles à dire que mes deux parts ne montent déjà mille écus. Et si le Carême eut été une fois plus long je suis sûr qu’elles auraient encore monté à plus de cinq cents. A vue du pays elles iront à près de quatre mille livres, sans l’impression ; et qui serait assuré de faire deux pièces par an avec le même succès, n’aurait guère besoin d’autre emploi. J’en donnai hier une demi-douzaine d’exemplaires au jeune avocat Bertet, qui part demain ; et pour l’obliger à te le rendre fidèlement je lui fis présent d’un pour le port. Quelque peu que je t’en envoie fais en sorte, je te prie, d’en garder au moins un pour toi. Et sois persuadée que le plus grand plaisir que m’ait causé cet heureux succès, a été par rapport à la part que tu voudrais bien y prendre. Je voudrais, ma chère Michelon, qu’il y eut moins d’espace entre toi et moi, pour te donner de plus sensibles marques de la tendresse avec laquelle tu sais que je suis, tout à toi.

       

Recueil disponible sur Google Books, p. 255-259.


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