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1696

Charles de Saint-Evremond, Les mémoires de la vie du comte D*** avant sa retraite

Lyon : Léonard Plaignard, 1696

Amoureux de Chimène

L’auteur anonyme, arrivé à la fin de sa vie, décide d’écrire ses mémoires et de raconter ses aventures amoureuses justement pour mettre en garde les jeunes générations contre les risques de la passion. C’est à la comédie, encore adolescent, qu’il connût pour la première fois la puissance de l’amour, en restant fascinée par la Chimène du Cid de Corneille.

Mon frère avait déjà quinze ans, et moi quatorze, quand une troupe de comédiens arriva dans la petite ville où nous faisions nos études. Je n’avais eu jusque là que de vagues impressions de cette passion qui attache un sexe à l’autre. Ce fut à la comédie qu’elle commença à se développer et à se faire sentir en moi, et je le dirai, ou à ma confusion, ou à celle des plus graves auteurs de la tragédie, que ce fut à la représentation du Cid que je commençai tout de bon à vouloir faire l’amour. La femme qui jouait le rôle de Chimène me toucha et par sa beauté et par la tendresse des sentiments de son personnage. Je me sentis affligé de la voir malheureuse. Il me semble même que j’étais un peu fâché qu’elle fût aussi vertueuse que son rôle la faisait paraître ; mais ce regret ne me dura pas longtemps. J’appris bientôt que cette femme qui représentait sur le théâtre des rôles si vertueux, n’était dans le particulier rien moins que Chimène. Ce fut là ce qui me renversa entièrement l’imagination. Quoi, disais-je en moi-même, il me serait aisé d’être aimé de cette Chimène qui a tant de fierté pour Rodrigue ? Je portais partout ces pensées et ces réflexions, et j’avalais sans le savoir le funeste poison de la débauche.
Ce que j’éprouvai dans un âge si tendre m’a dans la suite de ma vie empêché d’être surpris, quand j’ai vu les comédiennes, toutes décriées qu’elles sont, inspirer de plus fortes passions que les plus honnêtes femmes. Le rôle qu’elle font sur le théâtre donne du goût pour celui qu’elles font ailleurs. Cependant, j’étais trop jeune pour oser m’attacher à la Chimène qui m’avait touché dans la représentation du Cid. D’ailleurs cette comédienne était à toute heure entourée de gens moins jeunes que moi, et plus riches que je ne l’étais à cet âge et prévoyant bien que si j’osais lui parler d’amour sans avoir à lui faire des présents, je n’en serais traité que comme un écolier, je cherchais des amours plus aisées et plus capables de me réussir. Mais à qui m’attacher ? Je ne voyais pas une femme pour qui je n’eus du penchant. Tout était Chimène pour moi, mais je n’étais Rodrigue pour personne et les plus fortes douceurs que je recevais des femmes à qui je prodiguais les miennes, c’est que j’étais un joli enfant.

       

Roman consultable sur Google Books, p. 8-12.


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