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1702

Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale

Paris : J. et M. Guignard, 1702.

Une spectatrice férue de théâtre et avide de connaissances

Dans cette lettre, la duchesse du Maine Louise-Bénédicte de Bourbon presse Bellegarde de nourrir sa curiosité pour le théâtre. Elle lui demande comment distinguer la tragédie de la comédie et si sa pratique de la comédie en tant que spectatrice est justifiée.

Vous connaissez l’empressement que j’ai pour la comédie : vous me l’avez souvent reproché. Mais vos remontrances n’ont fait que blanchir et vous ne m’avez point guérie. Il n’y a guère de spectacles qui m’échappent ; mais que voulez-vous que je fasse toute la journée ? Je ne saurais m’amuser, comme je vois les autres femmes, à faire des nœuds ou de la tapisserie […]. Je trouve que la comédie est le plus agréable de tous les amusements, quand on a renoncé aux autres plaisirs de la vie. Il y a quinze ans que je fréquente assez régulièrement les théâtres, cependant je suis aussi ignorante qu’au premier jour. Je vous avoue que je fus bien honteuse et que ma vanité fut étrangement mortifiée dans une assez belle compagnie où je me trouvai dernièrement : on me demanda quelle différence il y a entre une comédie et une tragédie ; je ne pus jamais résoudre cette grande difficulté. Je vous prie, Monsieur, de me l’expliquer, afin que je ne tombe plus à l’avenir dans un pareil embarras, que je puisse réparer ma gloire et dédommager ma vanité qui se trouve blessée. Mandez-moi tout ce que vous savez des règles que l’on doit observer pour qu’une comédie soit bonne, car je ne doute nullement que vous ne soyez grec en cela. Et puisque vous avez eu la patience de lire huit fois tout Homère en sa langue naturelle, je suis sûre que vous avez aussi lu les tragédies des Grecs. Je connais un homme qui dit que les nôtres ne font que blanchir auprès et que tout ce que les modernes font n’est que de la crème fouettée en comparaison. Son témoignage me paraît un peu suspect, car il est tout hérissé de grec depuis les pieds jusqu’à la tête. Je vous l’avoue, Monsieur, que j’ai un furieux dépit de ne pas savoir le grec, quand ce ne serait que pour avoir le plaisir de lire d’aussi belles choses ; mais je ressemble à Henriette. Dites-moi donc tout ce qu’il faut savoir non pas pour faire une comédie, mais pour en juger, et pour me dire à moi-même des raisons si le plaisir que je trouve à la comédie est bien fondé ; et s’il est à propos de rire quand je ris. Voyez, je vous prie, jusqu’où va ma délicatesse : je suis comme ceux qui ne se contentent pas de trouver une sauce bonne. Ils veulent savoir de quoi elle est composée et la dose des épiceries qui y entrent. Je crois que le meilleur serait de faire comme j’ai fait jusqu’à maintenant et de me laisser aller à mon penchant ; mais enfin je crois que vos réflexions ne gâteront rien. Quand je saurai toutes ces choses, voici encore un point sur lequel je voudrais être instruite à fond. On veut me faire un scrupule de mon attachement pour la comédie : je vous l’avoue, que je n’y entends point finesse ; j’y vais le plus souvent parce que je suis désœuvrée et que je ne sais que faire, quelquefois par compagnie. Croyez-vous qu’il y ait grand mal ? Mandez-moi sur cela votre sentiment, car quoique vous m’ayez déjà répondu que vous n’êtes point docteur, je ne laisserai pas de m’en tenir à votre décision. Au reste, je vous dirai que je fais profession d’un christianisme assez austère pour ne vouloir pas mettre mon salut en compromis ni faire une chose qui soit visiblement mauvaise ; mais aussi je ne veux pas me faire des scrupules mal à propos ni me chicaner sur des plaisirs innocents. Mettez-moi l’esprit en repos sur cela, et croyez qu’on vous honore très parfaitement.
Je suis, Monsieur, votre très humble servante.

Extrait d'une lettre appelant la cinquième lettre du recueil disponible sur Gallica, p. 305-311.


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