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1670

Le Boulanger de Chalussay, Le Divorce comique; comédie insérée dans Elomire hypocondre

Paris, Sercy, 1670

Vie d'Elomire romancée

Elomire, convoqué par ses comédiens qui se révoltent, revient sur la carrière théâtrale de sa troupe en se donnant le beau rôle. Cet important monologue, qui s'appuie en grande partie sur de fausses allégations, a longtemps nourri les préjugés de la critique moliéresque sur les débuts du dramaturge.

ELOMIRE.
Ayant donc résolu de prendre cette route,
Je cherchai des acteurs qui fussent, comme moi,
Capables d’exceller dans un si grand emploi.
Mais, me voyant sifflé par des gens de mérite,
Et ne pouvant former une troupe d’élite,
Je me vis obligé de prendre un tas de gueux,
Dont le mieux fait était bègue, borgne ou boiteux.
Pour des femmes, j’eusse eu les plus belles du monde,
Mais le même refus de la brune et la blonde
Me jeta sur la rousse, où, malgré le gousset,
Grâce aux poudres d’alun, je me vis satisfait. […]
Donc, ma troupe ainsi faite, on me vit à la tête,
Et si je m’en souviens, ce fut un jour de fête,
Car jamais le parterre, avec tous ses échos,
Ne fit plus de ah-ah ! ni plus mal à propos.
Les jours suivants n’étant ni fêtes ni dimanches,
L’argent de nos goussets ne blessa point nos hanches :
Car alors exceptés les exempts de payer,
Les parents de la troupe et quelques bateliers,
Nul animal vivant n’entra dans notre salle,
Dont, vous savez, chacun troussa sa malle.
N’accusant que le lieu, d’un si fâcheux destin,
Du port Saint-Paul je passe au faubourg Saint-Germain.
Mais, comme même effet suit toujours même cause,
J’y vantait vainement nos vers et notre prose :
L’on nous siffla d'abord, et malgré mon caquet,
Il fallut derechef trousser notre paquet.
Piqué de cet affront, dont s’échauffa ma bile,
Nous prîmes la campagne, où la petite ville,
Admirant les talents de mon petit troupeau,
Protesta mille fois que rien n’était plus beau.
Surtout, quand sur la scène on voyait mon visage,
Les signes d’allégresse allaient jusqu’à la rage,
Car ces provinciaux, par leurs cris redoublés,
Et leurs contorsions, paraissaient tout troublés.
Dieu sait si, me voyant ainsi le vent en poupe,
Je devais être gai ; mais le soin de la soupe,
Dont il fallait remplir vos ventres et le mien,
Ce soin, vous le savez hélas ! l’empêchait bien,
Car ne prenant alors que cinq sols par personne,
Nous recevions si peu qu’encore je m’étonne
Que mon petit gousset, avec mes petits soins,
Aient pu si longtemps suffire à nos besoins.
Enfin, dix ans entiers coulèrent de la sorte,
Mais au bout de ce temps la troupe fut si forte
Qu’avec raison je crus pouvoir dedans Paris
Me venger hautement de ses sanglants mépris.
Nous y revînmes donc, sûrs d’y faire merveille,
Après avoir appris l’un et l’autre Corneille,
Et tel était déjà le bruit de mon renom
Qu’on nous donna d'abord la salle de Bourbon.
Là, par Héraclius, nous ouvrons un théâtre,
Où je crois tout charmer, et tout rendre idolâtre ;
Mais hélas ! qui l’eût cru, par un contraire effet,
Loin que tout fût charmé, tout fut mal satisfait ;
Et par ce coup d’essai que je croyais de maître,
Je me vis en état de n’oser plus paraître.
Je prends cœur, toutefois, et d’un air glorieux,
J’affiche, je harangue, et fais tout de mon mieux,
Mais inutilement je tentais la fortune,
Après Héraclius on siffla Rodogune.
Cinna le fut de même et Le Cid tout charmant
Reçut avec Pompée un pareil traitement.
Dans ce sensible affront, ne sachant où m’en prendre,
Je me vis mille fois sur le point de me pendre.
Mais d’un coup d’étourdi que causa mon transport,
Où je devais périr, je rencontrai le port :
Je veux dire qu’au lieu des pièces de Corneille,
Je jouai L’Etourdi qui fut une merveille :
Car à peine on m’eût vu la hallebarde au poing,
A peine on eût ouï mon plaisant baragouin,
Vu mon habit, ma toque, et ma barbe et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d’aise,
Et qu’on vit sur leurs fronts s’effacer ces froideurs
Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,
La voix de cent échos fait cent fois mes éloges,
Et cette même voix demande incessamment,
Pendant trois mois entiers, ce divertissement.
Nous le donnons autant, et sans qu’on s’en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute.
Mon Dépit amoureux suivit ce frère aîné,
Et ce charmant cadet, fut aussi fortuné ;
Car, quand du Gros-René l’on aperçut la taille,
Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille,
Quand on m’eût vu sonner mes grelots de mulets,
Mon bègue dédaigneux déchirer ses poulets,
Et remmener chez soi la belle désolée,
Ce ne fut que ah-ah ! dans toute l’assemblée,
Et de tous les côtés chacun cria tout haut :
C’est là faire jouer des pièces comme il faut.
Le succès glorieux de ces deux grands ouvrages,
Qui m’avaient mis au port, après tant de naufrages,
Me mit le cœur au ventre, et je fis un Cocu,
Dont, si j’avais voulu, j’aurais pris un écu,
Je veux dire un écu, par personne au parterre,
Tant j’avais trouvé l’art, de gagner et de plaire.
Que vous dirais-je enfin, le reste est tout constant.
Dix pièces, oui, morbleu, dix pièces tout autant,
Ont depuis ce temps-là sorti de ma cervelle,
Mais dix pièces morbleu, de plus en plus belles :
De sorte qu’à présent, si je n’en suis l’auteur,
Quelque pièce qu’on joue, on en a mal au cœur ;
Et fût-elle jouée à l’Hôtel de Bourgogne,
L’auteur n’en est qu’un fat et l’acteur qu’un ivrogne.
Que d’honneurs, compagnons, après tant de mépris !
Qui de vous avec moi n’en serait pas surpris !
Mais qui ne le serait encore davantage,
De voir qu’en moins de rien des gueux à triple étage,
Des caïmans vagabonds, morts-de-faim, demi-nus,
Soient devenus si gros, si gras et si dodus,
Et soient si bien vêtus des pieds jusques au crâne,
Que le moindre de vous porte à présent la panne.

in Comédies et Pamphlets sur Molière, G.Mongrédien, Paris, Nizet, 1986, p.282-87 
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