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1652

Paul Scarron, Le Roman comique

Paris, Quinet, 1652

La comédie de Ragotin

Ragotin, personnage ridicule, a raconté une nouvelle espagnole. Il propose d'en faire une comédie. Les commentaires portent principalement sur des questions de dispositifs scéniques.

Mais comme il était plus vain que vindicatif, il dit aux comédiens, comme s’il leur eût promis quelque chose de rare, qu’il voulait faire une comédie de son histoire, et que de la façon qu’il la traiterait, il était assuré d’aller d’un seul saut où les autres poètes n’étaient parvenus que par degrés. Le Destin lui dit que l’histoire qu’il avait contée était fort agréable, mais qu’elle n’était pas bonne pour le théâtre. - Je crois que vous me l’apprendrez, dit Ragotin : ma mère était filleule du poète Garnier et moi qui vous parle j’ai encore chez moi son écritoire. Le Destin lui dit que le poète Garnier lui-même n’en viendrait pas à son honneur.
- Et qu’y trouvez-vous de si difficile ? lui demande Ragotin.
- Que l’on n’en peut faire une comédie dans les règles sans beaucoup de fautes contre la bienséance et contre le jugement, répondit le Destin.
- Un homme comme moi peut faire des règles quand il voudra, dit Ragotin. Considérez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne serait pas une chose nouvelle et magnifique tout ensemble, de voir un grand portail d’Eglise au milieu d’un théâtre, devant lequel une vingtaine de cavaliers, tant plus que moins, avec autant de demoiselles, feraient mille galanteries, cela ravirait tout le monde. Je suis de votre avis, continua-t-il, qu’il ne faut rien faire contre la bienséance ou les bonnes moeurs, et c’est pour cela que je ne voudrais pas faire parler mes acteurs au dedans de l’Eglise.
Le Destin l’interrompit pour lui demander où ils pourraient trouver tant de cavaliers et tant de dames.
- Et comment fait-on dans les collèges où l’on donne des batailles, dit Ragotin. J’ai joué, à La Flèche, La Déroute du Pont de Sé, ajouta-t-il, plus de cent soldats du parti de la reine mère parurent sur le théâtre, sans ceux de l’armée du roi, qui étaient encore en plus grand nombre, et il me souvient qu’à cause d’une grande pluie qui troubla la fête, on disait que toutes les plumes de la noblesse du pays, que l’on avait empruntées, n’en relèveraient jamais.

Destin, qui prenait plaisir à lui faire dire des choses si judicieuses, lui repartit que les collèges avaient assez d’écoliers pour cela et, pour eux, qu’ils n’étaient que sept ou huit, quand leur troupe était bien forte. La Rancune, qui ne valait rien comme vous savez, se mit du côté de Ragotin, pour aider à le jouer et dit à son camarade qu’il n’était pas de son avis, qu’il était plus vieux comédien que lui, qu’un portail d’église serait la plus belle décoration de théâtre que l’on eût jamais vue et, pour la quantité nécessaire de cavaliers et de dames, qu’on en louerait une partie, et l’autre serait faite de carton. Ce bel expédient de carton de la Rancune fit rire toute la compagnie et Ragotin en rit aussi, et jura qu’il le savait bien, mais qu’il ne l’avait pas voulu dire.
- Et le carrosse ! ajouta-t-il, quelle nouveauté serait-ce en une comédie. J’ai fait autrefois le chien de Tobie et je le fis si bien que toute l’assistance en fut ravie, et pour moi, continua-t-il, si l’on doit juger des choses par l’effet qu’elles font dans l’esprit, toutes les fois que j’ai vu jouer Pirame et Thisbé, je n’ai pas été tant touché de la mort de Pirame qu’effrayé du lion.
La Rancune appuya les raisons de Ragotin par d’autres aussi ridicules et se mit par là si bien en son esprit que Ragotin l’emmena souper avec lui.

Edition de 1655 disponible sur Gallica.


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