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1706

Nicolas Boileau, Lettre à Mr de Losme de Montchenay

Sur la moralité du théâtre

Dans cette lettre datée du 4 août 1706, Boileau s'efforce de démontrer la moralité du théâtre.

Je ne vois pas, Monsieur, que vous ayez aucun sujet de vous plaindre de moi pour avoir écrit que je ne pouvais juger à la hâte d'ouvrages comme les vôtres, et surtout à l'égard de la question que vous entamez sur la tragédie et sur la comédie, que je vous ai avoué néanmoins que vous traitiez avec beaucoup d'esprit. Car puisqu'il faut vous dire le vrai, autant que je puis me ressouvenir de votre dernière pièce, vous prenez le change et vous confondez la comédienne avec la comédie que, dans mes raisonnements avec le Père Massillon, j'ai, comme vous savez, exactement séparées. Du reste vous y avancez une maxime qui n'est pas, ce me semble, soutenable : c'est à savoir qu'une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans des esprits vicieux, quoique non vicieuse d'elle-même, doit être absolument défendue, quoiqu'elle puisse d'ailleurs servir au délassement et à l'instruction des hommes. Si cela est, il ne sera plus permis de peindre dans les églises des Vierges Marie, ni des Suzanne, ni des Madeleine agréables de visage, puisqu'il se peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence d'un esprit corrompu. La vertu convertit tout en bien et le vice tout en mal. Si votre maxime est reçue, il ne faudra plus non seulement voir représenter ni comédie ni tragédie, mais il n'en faudra plus lire aucune. Il ne faudra plus lire ni Térence, ni Sophocle, ni Homère, ni Virgile, ni Théocrite ; et voilà ce que demandait Julien l'Apostat, et ce qui lui attira cette épouvantable diffamation de la part des Pères de l'Eglise. Croyez-moi, Monsieur, attaquez nos comédies et nos tragédies, puisqu'elles sont ordinairement fort vicieuses, mais n'attaquez point la tragédie et la comédie en général, puisqu'elles sont d'elles-mêmes indifférentes comme le sonnet et les odes, et qu'elles ont quelquefois rectifié l'homme plus que les meilleures prédications. Et pour vous en donner un exemple admirable, je vous dirai qu'un très grand prince qui avait dansé à plusieurs ballets, ayant vu jouer le Britannicus de Mr Racine où la fureur de Néron à monter sur le théâtre est si bien attaquée, il ne dansa plus à aucun ballet, non pas même au temps du carnaval. Il n'est pas concevable de combien de choses la comédie a guéri les hommes capables d'être guéris ; car j'avoue qu'il y en a que tout rend malades.
Enfin, Monsieur, je vous soutiens, quoi qu'en dise le P. Massillon, que le poème dramatique est une poésie indifférente de soi-même et qui n'est mauvaise que par le mauvais usage qu'on en fait. Je soutiens que l'amour exprimé chastement dans cette poésie, non seulement n'inspire point l'amour, mais peut beaucoup contribuer à guérir de l'amour les esprits bien faits, pourvu qu'on y répande point d'images ni de sentiments voluptueux ; que s'il y a quelqu'un qui ne laisse pas malgré cette précaution de s'y corrompre, la faute vient de lui, et non pas de la comédie. Du reste je vous abandonne le comédien et la plupart de nos poètes et même Mr Racine en plusieurs de ses pièces. Enfin Monsieur, souvenez-vous que l'amour d'Hérode pour Marianne, dans Josèphe, est peint avec tous les traits les plus sensibles de la vérité. Cependant quel est le fou qui a jamais pour cela défendu la lecture de Josèphe ? Je vous barbouille tout ce canevas de dissertation afin de vous montrer que ce n'est pas sans raison que j'ai trouvé à redire à votre raisonnement.

Boileau, Œuvres complètes , Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 834.


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