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1665

Paul Fréart de Chantelou, Journal du Cavalier Bernin en France

Paris, Gazette des Beaux-arts, 1885

Puissance de l'effet théâtral

Paul Fréart de Chantelou reporte les activités, réactions et impressions du cavalier Bernin lors de son séjour en France. Dans cet extrait, la visite du Louvre et de la salle des comédies amène le cavalier à raconter une anecdote et à proposer une réflexion sur les conditions matérielles de la réussite de l'effet théâtral:

Il a considéré la disposition de la salle, puis s'étant assis au-devant du lieu où se mettent les reines, il a discouru de la structure de cette salle et de la difficulté qu'on a d'entendre les récits de vers et de musique dans un si grand lieu disposé comme il est. Il a rapporté, après, quelques endroits des comédies qu'il a fait représenter, entre autres de celle où il fit voir un auditoire au-delà du théâtre, comme s'il y eût eu deux représentations ; a raconté la contestation qu'il feignait être entre son frère et lui de ce qu'il y avait deux théâtres au lieu d'un, et la réponse qu'autrement tous n'auraient pu voir, ni entendre la comédie ; qu'ils s'accordèrent ensemble qu'ils feraient chacun leur représentation à part ;que l'une n'était qu'une feinte ; que pendant que lui représentait sa comédie, l'on entendait des feints éclats de rire que faisaient ceux de l'autre côté, comme s'ils eussent vu et entendu quelque chose de fort plaisant ; que tout était accommodé de sorte et que l'art y était tellement caché qu'on croyait que ce fût une vérité ; qu'enfin son frère étant venu sur son théâtre comme tout échauffé et feignant s'essuyer la sueur du visage, le Cavalier lui demanda s'il avait fini sa pièce ; qu'ayant répondu que oui, il lui dit, après avoir fait le pensif :« Pourriez-vous au moins nous faire voir quelque parte de cette honorable compagnie qui riait si haut et que vous avez si bien divertie ?» ; que son frère avait réparti que oui et qu'il n'y avait qu'à ouvrir une fenêtre qu'il lui montra ; laquelle étant ouverte, l'on vit un grand clair de lune, la représentation de la place de devant Saint-Pierre, une quantité de cavaliers, les uns à cheval, les autres en carrosse et à pied, lesquels passaient et se retournaient, par cette place, plusieurs flambeaux dont les uns paraissaient gros, les autres moyens, d'autres plus petits et enfin quelques-uns menus comme un filet, accommodés à la diminution que la perspective fait dans le vrai, et qu'il avait aussi par art fait diminuer les lumières de grosseur et par affaiblissement de clarté ; a dit que cette représentation avait trompé tout le monde, et a ajouté qu'aux perspectives des chandelles il ne fallait pas que le lieu eût au plus que vingt-quatre pieds de profondeur ; que cet espace suffisait pour faire voir les éloignements infinis, en ménageant bien les lumières ;qu'il fallait éviter de faire de ces représentations qui veulent n'être vues que d'un seul point.

Pandora Editions, 1981, p. 77


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