1674

Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français

Lyon : M. Mayer, 1674

Analyse du théâtre anglais

Dans ce traité consacré à la vie théâtrale, Chappuzeau examine les différences entre les nations européennes. Pour parler du théâtre anglais, il rapporte son expérience de spectateur, à l'occasion de deux représentations de tragédies en 1667.

Les Espagnols prennent le contrepied des Italiens, et selon le génie de la nation demeurent fort sur le sérieux, et ne démordent point sur le théâtre de cette gravité naturelle ou affectée, qui ne plait guère à d'autres qu'à eux. Un sujet comique est beaucoup moins de leur caractère qu'un sujet tragique. Mais de quelque manière qu'ils s'en acquittent de tous les deux, ils n'ont pas été goûtés en France comme les Italiens. Les Français ont su tenir le milieu et par un heureux tempérament se former un caractère universel qui s'éloigne également de ces deux excès. Mais au fond nous sommes plus obligés aux Espagnols qu'aux Italiens, et n'étant redevables aux derniers que de leurs machines et de leurs musiques, nous le sommes aux autres de leurs belles inventions poétiques, nos plus agréables comédies ayant été copiées sur les leurs.

Les Anglais sont très bons comédiens pour leur nation, ils ont de fort beaux théâtres et des habits magnifiques. Mais ni eux, ni leurs poètes ne se piquent fort de s'attacher aux règles de la poétique, et dans une tragédie ils feront rire et pleurer, ce qui ne se peut souffrir en France, où l'on veut de la régularité. Toutes les fois qu'un roi sort, et vient à paraître sur le théâtre, plusieurs officiers marchent devant lui, et crient en leur langue "Place, place, comme le roi passe à Witthal d'un quartier à l'autre, parce qu'ils veulent, disent-ils, représenter les choses naturellement. Ils en usent de même à proportion en d'autres rencontres, et introduisent quantité de personnages muets que nous nommons assistants, pour bien remplir le théâtre, ce qui satisfait la vue, et cause aussi quelquefois de l'embarras. **Étant à Londres il y a six ans, j'y vis deux fort belles troupes de comédiens, l'une du roi, et l'autre du duc d'York, et je fus à deux représentations, à La Mort de Montezume, roi du Mexique, et à celle de Mustapha, qui se défendait vigoureusement sur le théâtre contre les muets qui le voulaient étrangler, ce qui faisait rire, et ce que les Français n'auraient représenté que dans un récit. Il ne se peut souhaiter d'hommes mieux faits, ni de plus belles femmes que j'en vis dans ces deux troupes, et la comédie anglaise, pour n'être pas si régulière que la nôtre, ni exécutée par des gens qui donnent toute leur étude à cette profession, a toutefois des charmes particuliers.

Les comédiens flamands ne doivent marcher que les derniers, et les Allemands font rang avec eux, la différence entre les uns et les autres n'étant pas grande. Leurs poèmes dramatiques sont peu dans les règles, ils n'ont ni les grâces, ni la délicatesse des nôtres, la langue même qui est un peu rude ne leur est pas favorable, et ils sont représentés avec peu d'art par des gens qui ne fréquentent jamais ni la cour ni le beau monde, et qui la plupart, de même que les Anglais, ne se donnent pas tout entiers à cette profession**, en ayant quelque autre qu'ils exercent hors de jours de comédie, et leur théâtre n'étant pas toujours capable de les bien entretenir.

Édition en ligne sur Gallica édition de 1876 p. 49


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