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ca. 1680

Edme Boursault, Lettres nouvelles de M. Boursault

1699

Critique, censure et public

Cette lettre à Furetière contient deux extraits de comédie que Boursault devait examiner : on voit là un travail de censure préventive, et le risque que peut encourir un auteur de satire, même s'il plaît. Elle poursuit deux buts : publier ces deux extraits de comédie, et montrer Boursault en censeur littéraire habile et habilité.

À MONSIEUR FURETIÈRE,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
ABBÉ DE CHALIVOY,
En lui envoyant deux scènes d'une comédie

J'ai vu, Monsieur, le jeune homme que vous m'avez envoyé ce matin et trois actes de la comédie qu'il a faite. […] je vous dirai, de la meilleure foi du monde, que sa pièce est toute brillante d'esprit, mais trop satirique, au moins, à ce que je crois, pour être représentée. Nous avons eu même une petite contestation sur une scène que je lui ai conseillé de retrancher, mais à quoi il ne se peut résoudre, soutenant que c'est ce qu'il y a de plus beau. Et effectivement elle serait très jolie, si elle n'était point si maligne. C'est un juge qui est sollicité par des parties, et parce qu'il le place dans un pays renommé pour la chicane et pour la concussion, il prétend être en droit de tout dire sans que les autres juges puissent s'en formaliser. Loin de croire le désobliger de vous en envoyer une copie, je crois au contraire lui rendre un fort bon office. Vous êtes son ami, vous avez été conseiller au Châtelet et je ne sais si, pendant que vous l'étiez, vous auriez entendu sans émotion les vers que vous allez lire.

MONSIEUR GODARD ET MONSIEUR PILLARDIN

M. GODARD
Trouvez-vous à propos que je suive vos pas, Monsieur ?

M. PILLARDIN
Pourquoi, Monsieur ? Quel dessein est le vôtre ?

M. GODARD
Mon fils est prisonnier. On l'a pris pour un autre.

M. PILLARDIN
Ah ! je ne vous remettais pas.
Il est vrai, c'est une méprise ;
Les archers qui l'ont pris ont tort :
Jamais dans un abus je ne les autorise,
Et quand ils ont failli, j'en demeure d'accord.
Votre fils, honnête homme, il est juste qu'il sorte.
Je suis sûr qu'il est innocent,
Mais à moins de la clé, en un mot comme en cent,
On ne lui peut ouvrir la porte.

M. GODARD
Vous êtes absolu sur tous les geôliers
Et mon fils n'a point de partie.
Les guichetiers…

M. PILLARDIN
...Les guichetiers
Ont la clé de l'entrée et non de la sortie.
Voulez-vous briser ses verrous ?

M. GODARD
J'en fais ma plus sensible joie.
À qui dois-je parler ? Qui faut-il que je voie ?
Qui peut le faire sortir ?

M. PILLARDIN
Vous.
On ne peut ouvrir sa porte
Qu'avec une clé d'argent
M'entendez-vous ?

M. GODARD
Eh quoi ! Mon fils est innocent :
Ceux qui l'ont arrêté se sont mépris.

M. PILLARDIN
N'importe
Ce n'est point un méchant, dans le vice abîmé.
Du lieu qui le retient l'équité veut qu'il sorte,
C'est un innocent opprimé :
Vous-même vous venez de l'avouer.

M. PILLARDIN
N'importe.

M. GODARD
Outre l'affront qu'il a souffert
Que ne mériterait pas un homme de sa sorte,
De vos fripons d'archers le qui-pro-quo le perd :
Il est décrédité sans ressource.

M. PILLARDIN
N'importe.

M. GODARD
Mon fils n'est point coupable. Un avocat profond
Appelle sa prison une injustice énorme.

M. PILLARDIN
Non, il n'est pas coupable au fond,
Mais il est sujet à la forme.
Pour sortir de prison la forme est de payer.

M. GODARD
Hé, faut-il une grosse somme ?

M. PILLARDIN
Voyez là-dessus mon greffier,
Façonné de ma main, c'est un fort honnête homme.
Ouvrez-lui votre bourse, il en usera bien.

M. GODARD s'en allant
Quel sort il faut que je subisse !
En vérité je ne sais rien
De moins juste que la justice.


AUTRE SCÈNE

M. PILLARDIN ET M. TIBAUT

M. PILLARDIN

Quel autre homme est-ce ci ?

M. TIBAUT
Monsieur, depuis six mois
Je viens vous demander tous les jours audience :
Vous me l'avez promise au moins quarante fois
Et jamais…

M. PILLARDIN
Ayez patience.
Quand un plaideur est si pressé,
Je le soupçonne d'artifice.

M. TIBAUT
Eh Monsieur, je ne veux qu'audience et justice.
Quand puis-je m'assurer de l'avoir ?

M. PILLARDIN
Je ne sais.

M. TIBAUT
Donnez-la moi demain. J'aurai l'âme ravie
D'être condamné si j'ai tort.
Demain, décidez de mon sort.

M. PILLARDIN
Je ne puis.

M. TIBAUT
Et quand donc ?

M. PILLARDIN
Quand j'en aurai l'envie.

M. TIBAUT
Si je vous en fais supplier
Par une jeune fille admirablement belle
Qui près de vous, Monsieur, offre de m'appuyer,
Pourrais-je me flatter d'être…

M. PILLARDIN
Quel âge a-t-elle ?

M. TIBAUT
A peu près quatorze ou quinze ans,
Fière, mais sans être farouche,
Les cheveux blonds, les yeux perçants,
Gorge naissante et surtout, une bouche…
Elle a plus de beautés qu'on n'en peut concevoir,
Ses lèvres de coral sont deux petites branches,
Qui couvrent les dents les plus blanches.

M. PILLARDIN
Ouf ! revenez tantôt me voir.
Votre cause fût-elle abominable, horrible,
Il ne faut point vous étonner :
Par le tour délicat que j'y prétends donner
J'en rendrai le gain infaillible.

On ne peut disconvenir que ces vers ne soient extrêmement aisés, que le tour n'en soit fort agréable et qu'il n'y ait partout beaucoup d'esprit, mais il me semble que l'auteur entre dans un détail qui intéresse bien du monde, et j'ai peur même qu'il n'en rende les portraits trop ressemblants. Il y a, dans ce que j'ai déjà vu, cinq ou six scènes aussi vives et aussi piquantes que les deux petites que vous venez de voir, et qui regardent des personnes plus considérables. Je ne doute point que sur le théâtre cela ne fît beaucoup de plaisir au peuple, mais par la suite cela n'en ferait peut-être pas à l'auteur, et je répondrais mal à la confiance que vous avez en moi si je ne vous disais sincèrement ce que je pense.

Correspondance disponible sur Gallica, p. 50- 58.


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