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ca. 1690

Edme Boursault, Lettres nouvelles de M. Boursault

1699

Des dangers d'usurper l'auctorialité d'une pièce

La cocasse situation mise en scène dans cette lettre adressée à un obsédé de théâtre révèle en creux plusieurs mécanismes qui président et découlent du succès ou de l'échec d'une pièce.

À MONSIEUR *, capitaine de dragons, qui avait prié l'auteur de mettre une pièce de théâtre sous son nom pour avoir la faculté d'entrer à la comédie gratis.

[Il lui refuse la chose] Puis-je vous montrer une estime plus sincère que de ne pas vouloir faire d'un bon officier un méchant auteur ? On ne trouve en vous aucun des défauts qui font les bonnes qualités des gens de vôtre âge et de votre profession. Vous ne jouez point, vous ne buvez point et, pour tout dire, vous êtes plus estimé par ce que vous ne faites point, que vos camarades ne le sont par ce qu'ils font de plus estimable. Qui le croirait que tout jeune et tout capitaine que vous êtes, la comédie soit la plus grande de vos débauches ! Vous m'avez juré que, depuis la Toussaint jusqu'à la fin du Carême, il vous en avait coûté dix pistoles pour la voir, et je demeure d'accord que c'est beaucoup pour un jeune gentilhomme à qui son père n'accorde que cent écus par an et à qui le roi ne donne pas grand chose, mais que c'est peu en comparaison de ce qu'il vous en coûterait si vous étiez obligé d'aller vous-même lire une pièce aux comédiens. […] Les comédiens, persuadés que la première pièce d'un auteur est toujours méchante (plût au ciel qu'ils n'eussent jamais plus de tort), ne vous donneraient audience que parce qu'ils ne pourraient vous la refuser. Mais à peine vous en laisseraient-ils lire un acte entier sans vous faire je ne sais combien d'objections à quoi il vous serait impossible de répondre et qui vous dégoûteraient pour toujours de l'envie dépravée de vouloir paraître auteur. Je suis obligé de rendre justice à la vérité et d'avouer qu'il y en a quelques-uns dont le discernement est très juste et qui sont capables de donner de bons avis, mais on dit qu'ils les vendent un peu cher et que ceux qui en ont pris une fois n'y retournent plus.

S'il est vrai ce que l'on raconte
Qu'ils prétendent trouver leur compte
En donnant aux auteurs des avis bien ou mal
Pour les justifier je ne sais point d'excuses :
Mettre des impôts sur les Muses
C'est dérober à l'Hôpital

[…] Si la comédie dont vous vous diriez l'auteur était méchante (comme apparemment elle ne serait pas fort bonne, si je la faisais), vous auriez beau la désavouer, on ne vous ferait pas la justice de vous croire, et cela vous donnerait un ridicule qu'en ami sincère je vous conseille de vous épargner. Si au contraire elle n'était pas mauvaise, ou même que sans mérite elle eût un heureux succès, comme beaucoup d'autres, le peu de connaissance que vous avez des règles du théâtre trahirait infailliblement votre secret, et je vous laisse à penser quel autre ridicule ce serait, je ne dis pas si l'on était sûr, mais si l'on soupçonnait seulement qu'elle ne fût pas de vous. […] Je vois trop à perdre et trop peu à gagner pour vous dans la prière que vous me faites, et si la comédie est un plaisir dont vous ne puissiez absolument vous passer, il vaut mieux qu'il vous en coûte votre argent que votre réputation. […]

Croyez-moi, Monsieur. Voyez la comédie comme vous avez fait jusqu'ici et payez-la de même : c'est le meilleur parti qu'un homme de votre métier et de votre qualité puisse prendre. Les actions que vous avez faites à Namur vous ont acquis un commencement de gloire qu'il faut faire aller le plus loin qu'il vous sera possible, et si, malheureusement, on venait à savoir que vous eussiez eu la faiblesse de vous dire l'auteur d'un ouvrage que vous n'auriez pas fait, ce serait une tache que vous n'effaceriez de votre vie.

Correspondance disponible sur Gallica, p. 271-277.


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