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ca. 1680

Bernard de Fontenelle, Lettres de Monsieur le Chevalier d'Her***

Lyon, Amaulry, 1687.

Description d'une spectatrice de Psyché

Fontenelle peint de manière fort galante, dans tous les sens que ce terme peut prendre, les réactions d'une spectatrice qui découvre l'opéra de Psyché.

Pour commencer donc celle de votre aimable parente, nous la menâmes hier à l'opéra pour la première fois. Figurez-vous ce que c'est que l'opéra au sortir d'un couvent, quelle différence de l'harmonie des religieuses à celle-là, enfin, quel passage de l'un de ces deux mondes à l'autre. On jouait Psyché. Je vous assure que Mademoiselle de V… était Psyché même, enlevée comme elle dans un séjour enchanté, aussi surprise, aussi charmée qu'elle. Pour moi, au lieu de regarder la Psyché du théâtre, je ne regardais que celle de notre loge qui certainement représentait mieux, outre qu'elle était bien plus jolie, et si j'avais été l'Amour, j'aurais député le Zéphyr à celle-ci pour me l'amener et aurais renvoyé l'autre chez ses parents. À l'arrêt de mort de Psyché et à toute cette pompe funèbre qui le suit, la demoiselle pleura après s'être longtemps contrainte. L'honneur apparemment avait beaucoup combattu dans sa petite âme, mais enfin l'honneur qui n'est pas accoutumé à être le plus fort céda et le mouchoir fut inondé de larmes. Comme tout cet endroit là est long, elle voulut s'en aller, ou se cacher au fond de la loge, parce qu'elle s'imaginait que toute l'assemblée avait les yeux sur elle et qu'elle s'était déshonorée pour jamais. Nous eûmes bien de la peine à la rassurer et tandis qu'on chantait le Deh ! Piangete al pianto mio, que tous les instruments de l'orchestre tiraient de longs soupirs et que les flûtes douces poussaient mille sanglots, c'étaient des éclats de rire dans notre loge que nous ne pouvions retenir et qui nous eussent à bon droit fait passer pour fous. Je lui reprochai qu'elle était bien sensible et elle me répondit que ce n'était que de la pitié, mais quand les scènes de Psyché et de l'Amour vinrent, de bonne foi, elle ne le fut pas moins et il n'était plus question de pitié. Un air de joie douce et vive était peint sur son visage et vous jugez bien que sa beauté n'y perdait pas et enfin, pressée par le plaisir qu'elle ressentait, il fallut qu'elle se soulageât par un soupir, peut-être le premier de sa vie, et sans doute d'un trop grand prix pour être donné à une fiction. J'étudiai tous les mouvements que la nature produisit en elle, je lui vis faire pendant toute cette pièce, qui est assez variée, comme un petit cours de sentiments et je n'en connais guère dont son coeur n'ait fait l'épreuve dans les trois heures que nous fûmes là.

Lettre disponible sur Google Books, p. 101-106.


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