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1679

Marie-Catherine d' Aulnoy, Relation du voyage d'Espagne, t. I

Paris, Barbin, 1691.

Virulente critique d'une comédie espagnole

Au fil de cette relation qui est à l’Espagne ce que Tintin au Congo est à l’Afrique, on trouve, dans la lettre du 24 février 1679, la description que Madame d'Aulnoy fait d'une comédie.

J’entrai dans la salle [du théâtre], il se fit un grand cri de mira, mira, qui veut dire regarde, regarde. La décoration du théâtre n’était pas magnifique. Il était élevé sur des tonneaux et des planches mal rangées, les fenêtres toutes ouvertes, car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du spectacle. On jouait la vie de Saint Antoine et, lorsque les comédiens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait Victora, Victora ! J’ai appris que c’est la coutume de ce pays-ci. J’y remarquai que le diable n’était pas autrement vêtu que les autres et qu’il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconnaître. La comédie n’était que de trois actes et elles sont toutes ainsi. À la fin de chaque acte sérieux, on en commençait un autre de farce et de plaisanteries où paraissait celui qu’ils nomment El gracioso, c’est-à-dire le bouffon qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises. Les entractes étaient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête : c’est la coutume. Quand elles dansent, et lorsque c’est la sarabande, il ne semble pas qu’elles marchent, tant elles coulent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre. Elles donnent trop de mouvement à leurs bras et passent souvent la main sur leur chapeau et sur leur visage avec une certaine grâce qui plaît assez. Elles jouent admirablement bien des castagnettes.

Au reste, ne pensez pas, ma chère cousine, que ces comédiens pour être dans une petite ville soient fort différents de ceux de Madrid. L’on m’a dit que ceux du roi sont un peu meilleurs, mais enfin, les uns et les autres jouent ce que l’on appelle Las comedias famosas, je veux dire les plus belles et les plus fameuses comédies et en vérité, la plupart sont très ridicules. Par exemple, quand Saint Antoine disait son Confiteor, ce qu’il faisait assez souvent, tout le monde se mettait à genoux et se donnait des mea culpa si rudes qu’il y avait de quoi s’enfoncer l’estomac.

Ce serait ici un endroit à vous parler de leurs habits, mais il faut, s’il vous plaît, que vous attendiez que je sois à Madrid car, description pour description, il vaut mieux choisir ce qui est de plus beau. Je ne puis pourtant m’empêcher de vous dire que toutes les dames que je vis dans cette assemblée avaient une si prodigieuse quantité de rouge qui commence juste sous l’oeil et qui passe du menton aux oreilles et aux épaules et dans les mains, que je n’ai jamais vu d’écrevisse cuite d’une plus belle couleur.

La gouvernante de la ville s’approcha de moi. Elle touchait mes habits et retirait vite sa main, comme si elle s’était brûlée. Je lui dis en espagnol qu’elle n’eut point de peur. Elle s’apprivoisa aisément et me dit que ce n’était pas par crainte, mais qu’elle avait appréhendé de me déplaire, qu’il ne lui était pas nouveau de voir des dames françaises et que, s’il lui était permis, elle aimerait fort à prendre leurs modes. Elle fit apporter du chocolat dont elle me présenta et l’on ne pût disconvenir qu’on ne le fasse ici meilleur qu’en France. La comédie étant finie, je pris congé d’elle, après l’avoir remerciée de toutes ses honnêtetés.

Relation disponible sur Gallica, p. 85-89.


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