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1672

Jean Donneau de Visé, Le Mercure galant

Paris, Girard, 1672.

Discours sur les Femmes savantes

Dans ses propos sur Les Femmes savantes, le premier tome du Mercure galant travaille notamment à désamorcer la lecture à clé qui assimile Trissotin à Cotin.

Jamais dans une seule année l’on ne vit tant de belles pièces de théâtre et le fameux Molière ne nous a point trompés dans l’espérance qu’il nous avait donnée, il y a tantôt quatre ans, de faire représenter au Palais-Royal une pièce comique de sa façon qui fût tout-à-fait achevée. On y est bien diverti tantôt par ces précieuses, ou femmes savantes, tantôt par les agréables railleries d’une certaine Henriette, et puis par les ridicules imaginations d’une visionnaire qui se veut persuader que tout le monde est amoureux d’elle. Je ne parle point du caractère d’un père qui veut faire croire qu’il est le maître dans sa maison, qui se fait fort de tout quand il est seul et qui cède tout dès que sa femme paraît. Je ne dis rien aussi du personnage de Trissotin qui, tout rempli de son savoir et tout glorifié de la gloire qu’il croit avoir méritée, paraît si plein de constance de lui-même qu’il voit tout le genre humain fort au-dessous de lui. Le ridicule entêtement qu’une mère que la lecture a gâtée fait voir pour ce Monsieur Trissotin n’est pas moins plaisant, et cet entêtement, aussi fort que celui du père dans Tartuffe, durerait toujours, si par un artifice ingénieux de la fausse nouvelle d’un procès perdu et d’une banqueroute (qui n’est pas d’une moins belle invention que l’exempt dans L’Imposteur), un frère qui, quoique bien jeune, paraît l’homme du monde du meilleur sens, ne le venait faire cesser en faisant le dénouement de la pièce. Il y a au troisième acte une querelle entre Monsieur Trissotin et un autre savant qui divertit beaucoup et il y a au dernier un retour d’une certaine Martine, servante de cuisine, qui avait été chassée au premier, qui fait extrêmement rire l’assemblée par un nombre infini de jolies choses qu’elle dit en son patois pour prouver que les hommes doivent avoir la préséance sur les femmes. Voilà confusément ce qu’il y a de plus considérable dans cette comédie qui attire tout Paris. Il y a partout mille traits pleins d’esprit, beaucoup de manières de parler nouvelles et hardies, dont l’invention ne peut être assez louée et qui ne peuvent être imitées.

Bien des gens font des applications de cette comédie, et une querelle de l’auteur il y a environ huit ans avec un homme de lettres, qu’on prétend être représenté par Monsieur Trissotin, a donné lieu à ce qui s’en est publié. Mais Monsieur de Molière s’est suffisamment justifié de cela par une harangue qu’il fit au public deux jours avant la première représentation de sa pièce. Et puis ce prétendu original de cette agréable comédie ne doit pas s’en mettre en peine s’il est aussi sage et aussi habile homme que l’on dit, et cela ne servira qu’à faire éclater davantage son mérite, en faisant naître l’envie de le connaître, de lire ses écrits et d’aller à ses sermons. Aristophane ne détruisit point la réputation de Socrate en le jouant dans une de ses farces et ce grand philosophe n’en fut pas moins estimé dans toute la Grèce.

Mais pour bien juger du mérite de la comédie dont je viens de parler, je conseillerais à tout le monde de la voir et de s’y divertir sans examiner autre chose et sans s’arrêter à la critique de la plupart des gens, qui croient qu’il est d’un bel esprit de trouver à redire.

Texte disponible sur la plateforme OBVIL.

Le Mercure galant, janvier-avril 1672, t. 1, p. 207-215.


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