Par support > Périodiques, gazettes, … > Le Mercure galant

 

1678

Jean Donneau de Visé, Le Mercure galant

Paris, Ribou, 1678.

Fête galante et pastorale, représentation des Fâcheux

Le Mercure galant d'octobre 1678 rapporte de manière déguisée une fête galante donnée dans un château proche de la Marne où les participants, jouant aux bergers, font la part belle au théâtre en représentant notamment Les Fâcheux de Molière.

Les Belles Recluses trouvèrent ce temps si court qu’elles ne purent s’empêcher de le témoigner. Mais elles furent fort consolées quand un des vendangeurs les pria de faire dresser un théâtre pour une comédie qu’ils viendraient représenter le lendemain. Ils prirent congé après cette annonce (vous voudrez bien me souffrir ce mot) et, après avoir soupé tous ensemble dans le hameau, ils donnèrent un bal en forme, où tout ce qui se présenta d’honnêtes gens fut reçu.

Le lendemain, qui était mardi, ils tinrent parole sur la comédie promise. Ils avaient préparé Les Fâcheux de feu Molière. Tous les personnages en étaient si heureusement disposés que de véritables comédiens auraient eu peine à s’en mieux tirer. Vous jugez bien que l’assemblée fut encore plus grande qu’on ne l’avait vue le jour précédent. Les trois actes eurent chacun divers instruments pour les distinguer. Les violons seuls jouèrent d’abord l’ouverture. Après le premier acte les flûtes douces se firent entendre ; les hautbois après le second ; une voix avec un thuorbe après le troisième ; et ensuite, les hautbois et les flûtes douces se joignirent avec les violons pour former ensemble la symphonie de l’adieu. On ne le dit aux belles qu’après les avoir priées d’empêcher qu’on n’abattît le théâtre. C’était leur promettre un nouveau divertissement pour le mercredi.

Ce jour étant venu, on accourut en foule au château. La galante troupe y représenta une pastorale avec le même succès qu’elle avait fait Les Fâcheux le jour précédent. Les habits de bergers et de bergères qu’elle avait pris rehaussaient la bonne mine des acteurs, comme ils donnaient un nouvel éclat à la beauté des actrices. Une bacchanale fut promise à la même heure pour le jeudi. On tint parole. L’arrivée de Bacchus avec sa troupe fut annoncée de loin, par un grand bruit de timbales, de fifres et de trompettes. Bacchus chanta seul d’abord. Ensuite deux bacchantes dansèrent au son de leurs tambours de basque, dont elles jouèrent divinement, et Bacchus ayant recommencé de chanter, tous ceux de sa troupe mêlèrent leurs voix avec la sienne et on ne peut rien entendre de plus juste ni de plus mélodieux que fut ce concert. Pendant qu’il se fit, les belles, qu’on avait déjà régalées de trois jours de fête, firent apporter une table sur laquelle il y avait un ambigu tout dressé. Elles connaissaient l’humeur de Bacchus et, ayant consenti à le recevoir, elles croyaient qu’il y allait de leur honneur de le faire boire. Toute cette aimable troupe se mit à table. Les liqueurs ne lui furent pas épargnées. Ils chantèrent tous les verres à la main et le divertissement de cette journée finit par une harmonie admirable que firent ensemble les timbales, les tambours de basque, les fifres, les violons, les flûtes douces et les hautbois.

On prépara les belles à se laisser dire leur bonne aventure le lendemain, vendredi, par une bande d’Égyptiens et d’Égyptiennes, qui devaient venir accompagnés d’un opérateur. Vous jugez bien, Madame, que ce nouvel équipage fut très galant. On ne peut rien imaginer de plus agréable que l’entrée que firent ces charmants Protées qui s’étaient faits Égyptiens et Égyptiennes. Leur langage n’était pas moins divertissant que leur danse qu’ils diversifiaient par mille plaisantes postures. Ils demandèrent la main aux Belles Cloîtrées, en examinèrent toutes les lignes et leur firent cent prédictions spirituelles et avantageuses sur le changement de fortune qui leur devait rendre la liberté. Elles répondirent obligeamment qu’elles ne se lasseraient jamais de leur prison si elle devait souvent leur attirer des personnes aussi galantes que celles qui prenaient tant de soin d’en adoucir les chagrins. La conversation eût été plus loin sans de grands éclats de rire que fit l’assemblée. Ils furent causés par un opérateur et un Arlequin qui montèrent sur le théâtre. Ils étaient habiles tous deux de la manière du monde la plus grotesque. La scène qu’ils firent ensemble n’eut rien que de réjouissant. Elle fut mêlée de quantité de tours de gobelets, de gibecières et de cartes, qui divertirent fort les spectateurs. Après que l’opérateur eut joué quelque temps son personnage, il dit qu’il n’était pas seulement le maître des opérateurs, mais aussi intendant des poudres et des salpêtres et qu’ainsi il conviait tous ceux qui l’écoutaient de venir admirer un feu d’artifice qui se devait faire le lendemain au soir pour prendre congé des Belles.

Jamais journée ne leur fut plus longue. Elles se mirent aux fenêtres de bonne heure et virent apprêter le feu, en attendant que la galante troupe arrivât. Elle ne vint qu’après le souper, dans l’équipage du premier jour, c’est-à-dire qu’ils étaient tous habillés en bergers et en bergères. Les bruits d’une douzaine de boîtes, qui furent tirées d’abord, fit connaître qu’on allait allumer le feu d’artifice. Il était composé avec beaucoup d’ordre et donna un fort grand plaisir à tous ceux qui s’étaient assemblés pour jouir de ce spectacle. Il finit par un très grand nombre de fusées volantes, qui firent un effet merveilleux en s’élevant et en se perdant dans l’air. Après cet agréable divertissement, on s’approcha des fenêtres pour donner une sérénade aux deux Belles Enfermées. Elle commença par une chanson italienne qu’un berger et une bergère chantèrent ensemble avec le thuorbe. Les violons jouèrent ensuite les plus beaux airs de l’opéra. Sitôt qu’ils eurent cessé, les Belles furent régalées d’une chanson française par une seule voix admirable. Elle ne charma pas moins l’assemblée que tout le chœur des bergers et des bergères qui se firent entendre après elle. À ce concert succéda celui des violons, des flûtes douces et des hautbois qui, en répondant au bruit des timbales, des fifres et des trompettes, terminèrent agréablement les plaisirs de cette journée et toutes les fêtes des jours précédents.

Texte disponible sur la plateforme OBVIL.

Mercure galant, octobre 1678 (tome 10), p. 91-112.


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »