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1680

Jean Donneau de Visé, Le Mercure galant

Paris, Au Palais, 1680.

Représentation amateure mémorable

Le Mercure galant, dans son premier tome de février 1680, publie la relation d'une fête donnée par M. et Mme de Richelieu. Dans de magnifique décors, des acteurs amateurs de la ville ont magnifiquement joué, chaque soir, plusieurs pièces.

Cette compagnie ne s’y fut pas plus tôt assemblée que la maitresse du logis la fit passer dans une autre salle encore plus spacieuse que la première, où elle fut d’abord fort surprise de voir la quantité de lustres qui l’éclairaient et un théâtre tout dressé pour la représentation d’une comédie. Mais elle le fut beaucoup davantage, quand après qu’on eut levé le rideau, elle vit une décoration aussi magnifique que régulière.

On y représentait bois, jardins, et parterre,
Des nuages épais, la mer et le printemps,
Et de vieux châteaux que les ans
Semblaient avoir jetés par terre.

Trois ou quatre peintres de la ville, dont la réputation commence à faire bruit dans la France, et quelques autres que la curiosité de dessiner les statues et les bustes antiques, qui se trouvèrent en plus grande quantité dans le magnifique château de Richelieu qu’en aucune autre maison de l’Europe y avait amenés depuis quelques jours, entreprirent le dessein de cette décoration, et le sieur de la Guertière, peintre du Roi, qui est un des hommes du monde qui entend le mieux la perspective et qui a donné au public des marques avantageuses de ce qu’il sait faire, y voulut bien contribuer de ses soins et joindre son industrie à celle de ces excellents peintres pour la rendre plus régulière et la faire exécuter avec plus de promptitude. Aussi fut-elle faite avec tant de diligence, quoiqu’avec beaucoup d’art, qu’aucune personne de la ville et même la plupart des domestiques n’en surent rien, et c’est ce qui causa la surprise de tout le monde, qui fut encore augmentée en voyant paraître quelques acteurs qui commencèrent une pièce qui a fait grand bruit dans le royaume et qui n’a pas été mieux représentée à l’Hôtel de Bourgogne qu’elle le fut en cette petite ville, par l’aveu général de tous les connaisseurs qui s’y trouvèrent. Cependant ce ne furent point des comédiens de profession qui donnèrent cet agréable divertissement, mais de jeunes personnes de la ville qui n’ont pas moins d’esprit que de bonne mine et dont l’air noble, l’action libre et la belle prononciation charmèrent tout ce qu’il y eut de spectateurs. Un fort beau ballet suivit cette comédie. Je ne vous en ferai point la description, car je n’aurais jamais fait si j’entrais dans ce détail. Imaginez-vous seulement, Monsieur, qu’on ne vit jamais rien de mieux inventé, de plus galant, ni de plus heureusement exécuté. Tous les acteurs de la comédie en étaient et firent voir qu’ils ne savaient pas moins bien danser que réciter agréablement des vers et qu’ils sont capables de réussir en tout ce qu’ils voudront jamais entreprendre. Le bal succéda à la comédie et au ballet et ne fut terminé que par le jour qui, chassant les ténèbres de dessus la terre, fit retirer avec chagrin toute cette belle et illustre compagnie. Ces plaisirs ont continué pendant huit jours avec une fort grande diversité. Il y a eu chaque soir tragédie et comédie nouvelles, nouvelles décorations et nouveaux ballets.

Mais ce qui s’y est vu de plus plaisant et qui m’a donné lieu de vous écrire tout ceci est qu’un soir en représentant Crispin médecin après le Mithridate de M. Racine, un certain vieillard de la compagnie, si passionné d’une jeune demoiselle qu’il était prêt, dit-on, d’en faire faire la demande à ses parents, se crut joué en la personne de M. Lisidor. Il s’imagina que c’était lui-même que l’on désignait. Et le hasard voulant que l’acteur eût beaucoup de son air et fût même habillé comme lui avec une perruque et une voix toutes semblables, il s’en fallut peu qu’il ne crût être en même temps en deux différents endroits. On le vit plusieurs fois changer de couleur et il n’y eut presque personne qui ne s’aperçût de son agitation. Il se tâta souvent pour voir s’il était bien où il croyait être et enfin le pauvre bonhomme donna de son côté la comédie à toute l’assemblée et principalement à ceux qui savaient une partie de ses sentiments. On croit qu’il ne se hasardera pas à faire la déclaration qu’il prétendait et que l’exemple de Lisidor dont il craint le même destin, l’empêchera de s’exposer à un semblable refus.

Voilà comme on profite à voir la comédie,
Un portrait ressemblant fait entendre raison ;
Et tel qui voit jouer en grande compagnie
Les défauts de son compagnon,
Avec un soin exact corrigera sa vie,
De peur d’être joué par quelque autre bouffon.

Texte disponible sur la plateforme OBVIL.

Mercure galant, février 1680, t. 3, p. 164-184.


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