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1663

Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles Nouvelles

Paris, Ribou, 1663

La comédie des nouvellistes

Au fil des échanges entre les nouvellistes (personnages de curieux fâcheux qui apparaissent dans les tomes II et III des Nouvelles Nouvelles, l'un d'entre eux annonce vouloir créer une comédie précisément sur les nouvellistes. La conversation qui s'en suit tourne autour de la manière d'obtenir un succès public en invoquant notamment l'exemple de Corneille :

— J'en demeure d'accord, puisque vous le voulez, lui répliqua Clorante, mais je voudrais bien savoir comment vous nommerez votre pièce.
— Elle aura pour titre, lui dit-il, Les Nouvellistes, et je prétends recevoir des plaisirs incroyables en travaillant sur ce sujet, ce qui fait que je n'y puis songer que je ne ressente la plus grande joie du monde. Bons dieux ! quel plaisir j'aurai, continua-t-il en s'écriant, de railler ces diseurs de nouvelles dont nous venons de parler, ces gens qui vont tous les matins au Palais pour en débiter et pour en apprendre, qui en demandent à tous ceux qu'ils rencontrent et qui n'ont que nouvelles à la bouche. Je vais tous les jours au Palais et aux promenades où ils vont d'ordinaire, exprès pour voir ce qu'ils font, afin de les pouvoir mieux représenter.
Je ferai voir dans cette pièce une partie des affaires des princes de l'Europe, je découvrirai celles du Parnasse qui sont les plus secrètes, les fausses nouvelles me fourniront beaucoup d'incidents, elles tiendront toujours les auditeurs en suspens et me serviront à changer l'état de la scène plusieurs fois en un moment. J'y ferai voir les galanteries les plus cachées des personnes de qualité et j'y mettrai de ces tableaux et satires du temps dont nous voyons tous les jours par expérience que la réussite est infaillible. Pour ce qui est du dénouement, poursuivit-il, j'ai de quoi en faire le plus beau du monde : il sera nouveau, surprenant et, ce qui est à remarquer, il sera préparé sans être attendu et sans qu'on le puisse deviner. Il n'y aura rien enfin dans cette pièce qui ne soit du temps et qui ne doive plaire. Il y aura du tendre et du galant, et il y aura du satirique sans choquer personne, ou du moins sans choquer que ceux qui en rient les premiers, qui applaudissent à tout ce que l'on dit qui les regarde et qui ne s'aperçoivent pas que l'on les raille.

Quand il eut cessé de parler, Arimant lui dit que sa pièce serait tout à fait belle et qu'il croyait qu'il en jouerait bien le premier rôle et qu'il en prendrait bien le caractère. Il répondit qu'oui, sans s'apercevoir qu'Arimant le raillait. Clorante dit après qu'il voulait faire réussir cette pièce et qu'il en allait parler dans toutes les belles compagnies de Paris ou, s'il voulait, qu'il lui procurerait des lectures.
— Ne prenez pas cette peine, lui dit Ariste, ce n'est nullement mon dessein, et je me donnerai bien de garde de lire ma pièce à d'autres qu'aux comédiens et à quelques-uns de mes amis, comme vous. Je sais trop quel effet cela produit et je connais une personne qui a fait une parfaitement belle pièce, que les comédiens et la plupart de ses amis, presque tous gens du métier, ont trouvée admirable, et qui toutefois, après avoir été lue dans toutes les belles ruelles de Paris, a tellement été décriée, quoique trouvée bonne en quelques-unes, que les comédiens qui avaient dessein de la jouer n'ont plus osé l'entreprendre. Il ne faut rencontrer qu'un bourru, qu'un fantasque, qu'un partisan d'une autre troupe que de celle qui devra jouer votre pièce, ou qu'un partisan d'un autre auteur, qui dans la plus belle compagnie du monde soutiendra qu'une pièce ne vaudra rien et le publiera après dans toutes les autres compagnies.
— Mais, lui répondit Clorante, cet homme se peut trouver à la représentation d'une pièce et y jouer le même personnage qu'à la lecture.
— Il y a bien de la différence, repartit Ariste, d'une lecture à une représentation. Un homme seul ne peut pas être partout : il y a des loges, un théâtre, un parterre, et dans tous ces lieux il se rencontre des amis de l'auteur et des gens d'esprit qui ne suivent que leur sentiment et qui rendent au mérite ce qui lui est dû. J'ajouterai à tout cela que ce qu'il y a de beau dans une pièce qui n'a point été lue surprend davantage, et que la représentation fait découvrir des beautés que la lecture ne peut faire voir. Toutes ces choses aidant à faire réussir une pièce, lorsque l'on la représente pour la première fois, rien ne la peut détruire après qu'elle a une fois réussi, quelque brigue que l'on puisse faire contre. Le bruit qui se répand après sa première représentation est toujours ce qui décide de son sort, et ce bruit ne lui peut jamais être avantageux, quand même elle serait bonne, lorsqu'elle a été mal reçue dans les lectures que l'on en a faites.
— Nous avons, lui repartis-je, des exemples du contraire, et j'en pourrais rapporter de quelques pièces du prince des auteurs de théâtre qui, après avoir été méprisées et décriées au dernier point dans quelques compagnies, n'ont pas laissé que de se faire admirer à la représentation et de charmer tous ceux qui les ont vues.
— Tout cela, répliqua-t-il, ne me peut faire changer de sentiment et ne sert qu'à me faire voir que, lorsque les lectures ne sont pas préjudiciables, elles sont inutiles et ne servent qu'à faire découvrir qu'un auteur se défie du mérite de ses ouvrages.

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