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1672

Madame de Sévigné, Lettre à Madame de Grignan

Talent de la Champmeslé

Le 15 janvier 1672, Madame de Sévigné rend compte à sa fille de la représentation de Bajazet, et de l'interprétation de la Champmeslé, maîtresse de Charles Sévigné ; c'est l'occasion d'une évaluation relative de différentes pièces de Corneille :

La pièce de Racine m’a paru belle, nous y avons été ; ma belle-fille m’a paru plus miraculeusement bonne comédienne que j’aie jamais vue : elle surpasse la Désoeillet de cent mille piques ; et moi, qu’on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence ; mais, quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazet est beau ; j’y trouve quelque embarras sur la fin ; mais enfin il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice ; je trouve pourtant, à mon petit sens, qu’elle ne surpasse pas Andromaque ; et pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus,

que votre idée était au-dessus de… Appliquez, et ressouvenez-vous

de cette folie, et croyez que jamais rien n’approchera les divins endroits de Corneille. Il nous lut l’autre jour, chez M. de la Rochefoucauld, une comédie qui fait souvenir de sa défunte veine. Je voudrais cependant que vous fussiez venue avec moi après-dîner, vous ne vous seriez point ennuyée ; vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt ; vous auriez admiré votre bellesœur ; vous auriez vu les anges devant vous, et la Bordeaux, qui était habillée en petite mignonne. M. le Duc était derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son nez dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu’il y fasse ; tout le bel air était sur le théâtre : le marquis de Villeroi avait un habit de bal ; le comte de Guiche ceinturé comme son esprit ; tout le reste en bandits.

Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, vol. I, p. 417.


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