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1681

[Anonyme], Entretiens galants

Paris : Ribou, 1681.

Analyse précise du jeu des comédiens

Célinde reçoit ses amis dans sa propriété sarthoise et converse avec eux de thèmes galants tels que la « solitude » ou le « tête-à-tête » entre amants, le « bon goût ». Dans l'entretien consacré à la « musique » on trouve cette analyse détaillée du jeu des acteurs de la troupe de l'Hôtel de Guénégaud :

Je regarde déjà la déclamation comme une autre espèce de musique et, dans mon sens, un musicien qui saura bien réciter des vers aura de grands avantages pour y mettre une note savante et naturelle. Le récit des comédiens est une manière de chant et vous m'avouerez bien que la Champmeslé ne nous plairait pas tant, si elle avait une voix moins agréable. Mais elle la sait conduire avec beaucoup d'art, et elle y donne à propos des inflexions si naturelles qu'il semble qu'elle ait véritablement dans le cœur une passion qui n'est que dans sa bouche.

Cette belle scène du Malade imaginaire que Célinde vient de nous citer, poursuivit Bérélie, n'a-t-elle pas toujours eu, sur le théâtre de Guénégaud, un agrément qu'elle n'aurait jamais sur celui de l'Opéra. La Molière et La Grange, qui la chantent n'ont pas cependant la voix du monde la plus belle. Je doute même qu'ils entendent finement la musique et, quoiqu'ils chantent par les règles, ce n'est point par leur chant qu'ils s'attirent une si générale approbation. Mais ils savent toucher le cœur, ils peignent les passions. La peinture qu'ils en font est si vraisemblable et leur jeu se cache si bien dans la nature que l'on ne pense pas à distinguer la vérité de la seule apparence. En un mot, ils entendent admirablement bien le théâtre et leurs rôles ne réussissent jamais bien lorsqu'ils ne les jouent pas eux-mêmes.

– Tous ceux qui ont quelque goût pour le théâtre, répartit Philémon, seront bien persuadés de ce que vous en dites. Mais l'actrice et l'acteur dont vous parlez ne doivent pas leurs plus grands succès à la manière délicate dont ils récitent. Leur extérieur a déjà quelque chose qui impose. Leur maintien a quelque chose de touchant. Leur jeu, comme vous l'avez remarqué vous-même, imite si bien la nature qu'ils font quelquefois des scènes muettes qui sont d'un grand goût pour tout le monde.

– J'ai porté cent fois cette réflexion plus loin que vous, reprit Bérélie. J'ai remarqué souvent que la Molière et La Grange font voir beaucoup de jugement dans leur récit ; et que leur jeu continue encore, lors même que leur rôle est fini. Ils ne sont jamais inutiles sur le théâtre. Ils jouent presque aussi bien quand ils écoutent que lorsqu'ils parlent. Leurs regards ne sont pas dissipés. Leurs yeux ne parcourent pas les loges. Ils savent que leur salle est remplie, mais ils parlent et ils agissent comme s'ils ne voyaient que ceux qui ont part à leur rôle et à leur action. Ils sont propres et magnifiques, sans rien faire paraître d'affecté. Ils se mettent parfaitement bien, ils ont soin de leur parure, autant que de se faire voir. Ils n'y pensent plus quand il sont sur la scène ; et si la Molière retouche quelquefois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds ou ses pierreries, ses petites façons cachent une satire judicieuse et naturelle. Elle entre par là dans le ridicule des femmes qu'elle veut jouer. Mais enfin avec tous ces avantages, elle ne plairait pas tant si sa voix était moins touchante. Elle en est si persuadée elle-même que l'on voit bien qu'elle prend autant de divers tons qu'elle a de rôles différents et, quoique la comédie soit un spectacle, j'ai toujours cru qu'au théâtre comme ailleurs les gens délicats préfèrent souvent le plaisir d'entendre à celui de voir.

– On serait surpris de cette pensée, dit Philémon, si on n'était accoutumé à la délicatesse de tout ce que vous imaginez. Quoique ce que vous avancez n'ait jamais besoin de nulle preuve, j'ajouterai à votre réflexion que rien ne nous plaît tant que ce qui est naturel et que rien ne l'est davantage qu'une passion qui se fait voir comme elle est. La déclamation, le récit, le chant, ne servent qu'à nous peindre vivement des sentiments qui ne sauraient paraître sans ce secours. Je ne doute nullement que des vers qu'on ne mettrait en musique qu'après qu'on les aurait bien entendu réciter n'eussent une grâce et un air naturel qui les rendraient infiniment agréables.
Vous devriez en faire un essai, continua-t-il. Vous savez assez de musique ; et je crois que les airs de votre façon seraient d'un caractère à se distinguer avantageusement de tous les autres.

– Je n'ai pour cela, répondit Bérélie, ni assez d'habileté, ni assez d'inclination. Mais je vous avoue que, s'il faut être un peu comédien pour faire de beaux airs, ce devrait être le métier des femmes.

Entretien en ligne sur Gallica, p. 89-98.


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