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1665

Jean Rou, Histoire de Celimaure et de Felismene

Paris, Sommaville, 1665

Amour réel sur scène

Au sein d'une histoire intercalée dans l'ouvrage, Ergilde raconte la scène étonnante où réalité et comédie se confondent. N'en déplaise à Diderot, ressentir véritablement la passion sublime en quelque sorte le jeu des acteurs :

On solennise tous les ans dans Grenade le carnaval par mille sortes réjouissances, comme de tournois, de mascarades, de bals, de carrousels et de chasses, mais le plus beau de tous ces spectacles est une comédie que nos rois donnent régulièrement tous les hivers dans la grande salle du palais et qui est représentée par les seigneurs et les dames de la cour. Cette coutume d’introduire de pareils acteurs n’est pas un petit divertissement en ce qu’à la gloire de l’esprit qui sait si bien feindre les passions d’autrui, se rencontre le plaisir du coeur qui montre les siennes en effet, et que, de plus, malgré l’animosité qui règne toujours entre les deux factions, on voit souvent par la volonté du roi jouer du Pilade et de l’Oreste à tels qui, dans une place publique, se déchireraient volontiers l’un l’autre. Le dernier carnaval donc, on choisit, pour sujet de la pièce qui se devait jouer, le présent mémorable que le grand Alexandre fit de Campaspe à Apelle, lorsque ce divin peintre la grava pour lui-même en son coeur, en la peignant sur une toile pour autrui. A Célimaure échut le personnage d’Alexandre, à Felismène celui de Campaspe et celui d’Apelle à moi, mais je ne songe pas, Seigneur, que peut-être ces particularités vous ennuient, c’est pourquoi…

Ici, Trasimond interrompant Ergilde :

– De grâce, Seigneur Apelle, lui dit-il avec un sourire, ne retranchez rien de votre portrait et croyez que vous ne sauriez m’obliger davantage qu’en lui donnant jusques aux moindres coups de pinceaux, vous y êtes plus obligé que nous ne pensez. Car comment voulez-vous que je croie que vous fûtes alors bon peintre, si je vous vois fuir à cette heure les occasions d’imiter. Craignez-vous que le temps vous manque où croyez-vous que je sois si chagrin ou si peu curieux que de m’ennuyer du récit de choses si galantes et si héroïques ?

Alors Ergilde reprenant la parole :

– Puisque vous le voulez, dit-il à Trasimond, je vais vous obéir. Les flambeaux étaient allumés et le peuple prêtait un paisible silence lorsque, sortant tous trois sur la scène, je pris place au milieu du théâtre, mes pinceaux à la main et une toile devant moi. A l’un des côtés était Célimaure qui, tant il est magnanime, ne différait d’Alexandre que du nom, et de l’autre Felismène, sous l’habit de Campaspe, mais avec une beauté que je ne pense pas que celle-ci ait jamais eue : quel était son éclat et sa majesté, c’est ce dont je puis bien me souvenir, mais ce que je ne peux pas exprimer. Je me contenterai seulement de vous dire que, si dans la vérité Campaspe parut alors si admirable à Apelle, Alexandre donna à Apelle en la personne de Campaspe le véritable prix de cette pluralité de mondes qu’il souhaitait. Enfin, je mets la main à l’ouvrage, mais elle me tremblait si fort qu’elle était en cet état bien plus propre à représenter ma peur qu’à peindre autrui. Et bien qu’il soit de la coutume de tous ceux qui font un portrait de partager leurs regards entre l’original et lui, je les tenais pourtant si fixes sur celui-là seul que, changé de peintre en tableau, je n’étais plus bon qu’à recevoir les traits et non pas à les donner. Ma main, cependant, ne laissait pas, mais sans l’aide de mes yeux, de coucher les couleurs, et le peuple admirant en cette action comme je représentais naïvement le personnage d’un Apelle qui commençait à devenir amoureux, applaudissait plus à mes brouilleries qu’il n’eût fait à cette ligne si fameuse d’Apelle même. Quelquefois, pour lui chercher l’air le plus avantageux, je l’exhortais à me regarder d’un oeil riant. A proprement parler, ce n’était qu’un effet du désir que j’avais de lui voir un visage à mieux faire espérer sa pitié et l’importance est que, pour lui montrer comment il fallait faire, j’accommodais ma bouche au rire et à la gaité dans le même temps que mes yeux étaient tout prêts de pleurer de douleur. Suivant mon avis, donc, tantôt elle se tenait droite, tantôt penchée sur le côté, tantôt elle montrait un air doux, tantôt un fier, mais de quelque façon que son visage changeât en mon endroit, mon coeur ne changeait jamais au sien. Quelquefois, je feignais qu’une de ses boucles était trop indiscrètement tombée sur ses joues, afin qu’y portant la main je visse plus à mon aise une si belle nudité, et m’étendant ensuite sur les louanges de tant de beauté, j’y mêlais adroitement des flatteries pour Célimaure en me plaignant de n’avoir pas pour imiter la vivacité des lèvres de cette Campaspe, la pourpre vermeille des victoires de cet Alexandre et pour atteindre à la véritable couleur des cheveux de celles-là, l’or du Pérou que celui-ci avait dompté. Mais ma raison au milieu de tous ces égarements enfin se réveilla et, me reprochant mon infidélité, me fit rougir de mon action, de sorte que tout hors de moi je me levai brusquement de mon siège avec un transport qui convenait aussi bien à Apelle qu’à Ergilde, après avoir jeté par la place toile, palette et pinceaux, me tournant vers Celimaure : – Ah ! M’écriai-je tout en fureur, qu’un Caucase et un vautour sont peu de choses pour moi et si metttre la main au feu seul fut un crime si puni, que doit-on faire à celui qui la pose au Soleil ? Ah ! Alexandre, si Campaspe est toute foudre, il n’y a que vous qui en soyez digne, vous qui êtes fils du foudroyant, faites donc foi de votre origine en terrassant un audacieux comme moi, ouvrez mon estomac et m’arrachez les entrailles ! Quoi donc ? Ne voulez-vous pas le portrait de Campaspe ? Eh bien, je l’ai dans le coeur.

On ne saurait croire les battements de mains que fit tout le théâtre à cette occasion, la croyant être du sujet. Celimaure lui-même, trompé comme les autres, voulant par un semblable trait mériter un applaudissement pareil, se lève aussi et, faisant bon visage en prenant une gaîté digne d’Alexandre, me répondit ainsi : – Ho ho ! Apelle, d’où vient votre rougeur ? Quoi ? Il sera permis aux moindres peintres d’avoir plus de hardiesse qu’aucun autre ouvrier et un Apelle n’en aura pas plus qu’aucun peintre qui soit ? Non non, il faut avoir des prétentions hautes pour être digne d’ami d’Alexandre et vous abaisseriez trop ma gloire si, pouvant regarder Campaspe sans amour, vous montriez au monde par là que mon coeur est bien bas de s’être laissé prendre à une beauté dont le vôtre se serait défendu. Mais que dis-je ? Bien loin d’abaisser ma gloire, vous la rehaussez, car, vu l’amour que nous portons tous deux à cette belle, ne peut-on pas dire que vous me faites remporter la victoire de ces mondes que je me plains de ne pouvoir trouver, en me donnant lieu de surmonter mon coeur dans lequel on les voit ? Nous aurons vous et moi chacun une Campaspe : moi, par votre art, vous de ma libéralité, et tous les siècles sauront à l’avenir qu’un portrait si excellent ne se peut payer que par son original. Mais posé que ce soit à vous un crime de l’avoir aimée, c’est par cette raison même qu’elle doit être à vous. Ne demandiez-vous pas tout à l’heure que pour punition je vous foudroyasse ? C’est aussi ce que je veux faire : oui, soyez exposé toute votre vie aux yeux de Campaspe. 

En disant cela, il me mena droit à Felismène et s’adressant à elle :
– Donnez votre main, belle Campaspe, lui dit-il, à celle qui vous a gagné. Si ma force sait abattre les hommes, ma générosité, qui est sa rivale veut faire voir qu’elle sait donner des anges. Feras-tu difficulté à cette heure, ô Orien, de te soumettre à ma domination, voyant qu’il n’appartient qu’à moi de donner le soleil ? Et laquelle de ses parties la nature me refusera-t-elle, si je donne tout ce que je possède à celui qui la sait si bien perfectionner ? Au reste, divine Campaspe, ne croyez pas déchoir en passant d’un Alexandre à un Apelle : ramentevez-vous cette toile où je suis peint si terrible avec un foudre, et vous verrez que celui qui sait faire tels les Alexandre pourra bien aussi en peu de temps et sans peine agir lui-même en Alexandre et vous donner si vous voulez ces nouveaux mondes après lesquels j’ai si souvent en vain soupiré. Pour ce qui est de vous, ami, continua-t-il en se tournant vers moi, n’ayez aucune jalousie de Jupiter et ne vous inquiétez point de la pensée que, s’il ne l’a pas ravie jusqu’ici, c’est parce qu’elle était à son fils. Car la facilité que vous avez à créer fera qu’il ne vous reconnaîtra pas moins pour son fils que moi. Vivez donc ensemble une longue suite de jours en toute félicité et vous souvenez que pour éterniser mon bienfait, il faudrait un Stésicrate, si les toiles d’Apelle n’étaient de plus belle durée que l’Athos.

Ici, Felismène, de peur que Campaspe fut seule à ne pas montrer son esprit, se levant, répondit ainsi :
– Ne refusons pas, dit-elle, ma main à celle qui a fait Alexandre. Apelle visait sans doute à son profit et prévoyait le commandement que vous me venez de faire à son avantage, lorsqu’il vous peignit avec une foudre si terrible, pour quiconque oserait vous désobéir. Mais je ne sais si le vôtre s’y rencontrera comme le sien, quand les peuples qui ne souhaitaient que vous les vainquissiez qu’afin d'être à vous, verront que vous êtes si libéral de ce qui est à vous. Pour ce qui est d’Apelle, il n’a rien à craindre de la part de Jupiter à cause de moi. Jupiter n’a garde d’offenser un homme que quand il lui plaira mettre aussi bien le foudre en la main des géants qu’en celle de son fils. Qu’il craigne seulement cet Apelle qui n’a rien à craindre que le déplaisir de me voir sans vous ne me rendre plutôt la proie de Saturne que celle Jupiter. Pour moi, toute ma consolation sera de vous conserver mon intérieur tout entier et à Apelle le dehors. La superficie est assez pour un peintre. Que si, toutefois, il n’est pas content, qu’il songe pour l’être qu’ayant le don de vous peindre en tant de manières, tantôt en combattant, tantôt en triomphateur, il aura par ce moyen mon âme en toutes façons.

En disant cela, elle me tendit sa belle main, et moi, dans le trouble où j’étais, je ne sus faire autre chose que de la baiser avec un profond respect. Mais cette dernière action me demeura si bien empreinte dans l’esprit depuis que, soit que j’allasse, que je veillasse ou que je dormisse, en tout temps et en tout lieu, dans le loisir et dans l’occupation, je ne songeais plus à autre chose qu’à la cession que Celimaure m’avait fait de Campaspe.

Jean Rou, Histoire de Celimaure et Felismene, Paris, Sommaville, 1665, p. 27-42.


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