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1659

Félix de Juvenel, Portrait de la coquette

Les coquettes et la comédie, ou la spectatrice idéale

Ce long discours (plus de 300 pages) sur la coquette et toutes ses formes consacre un long passage aux rapports qu'entretiennent les coquettes avec la comédie, et notamment sur l'attidue qu'il serait souhaitable d'adopter pour appréhender ce genre de spectacle :

Non seulement elles partagent avec elles le plaisir d’être cajolées, mais encore mille autres divertissements que le zèle des galants procurent à l’envi l’un de l’autre à leurs filles. Je mets au nombre de ces divertissements les promenades, les cadeaux, les parties de comédies qu’elles aiment avec autant de chaleur que si elles étaient encore à l’âge de quinze ans.

[…]

Entre tous ceux qu’elles prennent pendant l’hiver, les bals, les comédies, la foire, les ballets sont les principaux. […] La comédie est un divertissement plus innocent que le bal, parce que l’on en peut tirer quelque fruit, puisque son principal but est d’instruire la raison et d’inspirer à la volonté l’amour de la vertu et la haine du vice. C’est pourquoi les femmes, sans êtres coquettes, peuvent prendre quelquefois ce divertissement, mais à condition toutefois qu’ils règleront leur estime touchant les choses qui entrent dans la composition d’un ouvrage de théâtre.

Il y a des choses dans une comédie qui doivent faire impression sur la raison et d’autres qui doivent toucher le coeur. Il y a plus de beauté dans les premières que dans les dernières. Cependant je vois par expérience que la coquette se laisse toucher des dernières sans faire la moindre réflexion sur les premières. Elle entendra avec moins de plaisir un raisonnement qui conduira son esprit à quelque connaissance haute et relevée qui prouvera que les passions doivent être modérées, qu’une description d’amour, de haine, de colère ou de quelque autre passion. La source de cette préférence vient de ce que son coeur étant souvent agité des mêmes passions, elles font aisément impression sur ellee parce que l’on s’intéresse facilement dans la misère de son semblable. Mais comme son esprit ni la volonté n’ont pas grand commerce avec les vertus ni avec les belles lumières, il ne faut s’étonner si elle a plus d’ennui que de plaisir lorsqu’elle entend parler de ces choses. A propos de quoi, me plaignant un jour à une coquette spirituelle de ce dérèglement, elle me dit qu’on avait grand raison d’en user ainsi, qu’il y avait une grande différence entre un sermon et une comédie, que dans l’un à la vérité on avait pour but l’instruction, mais que dans l’autre on ne devait rien se proposer autre chose que le divertissement.

[s’ensuit une théorie poétique sur le théâtre, qui doit s'attacher à l'instruction morale]

Ce défaut [de ne pas s’attacher aux enseignements moraux], qui est grand, doit être attribué non seulement à celui qui a composé l’ouvrage, mais encore à ceux qui l’entendent réciter et entre ceux-là particulièrement aux coquettes. Comme elles obéissent à leurs passions, elles se conduisent plutôt par le sens que par la raison. C’est pourquoi elles ne trouvent rien de beau dans une comédie que les endroits qui flattent les sens. Ce sont ceux-là principalement qu’elle estime et qu’elle loue à haute voix sans considérer que les impressions qu’elle permet à son coeur d’en recevoir l’entretiennent dans ses passions et la disposent à combattre avec moins d’effort qu’auparavant l’inclination qu’elle a au vice.

Elle devrait plutôt s’attacher aux endroits qui peuvent servir pour instruire sa raison et pour inciter sa volonté à la poursuite de la vertu. Ces endroits ont leurs beautés, mais ces beautés ne plaisent pas à la coquette. **C’est pourquoi j’ai remarqué qu’entre plusieurs ouvrages qui ont réussi au théâtre, ceux de ce caractère ont beaucoup moins plu aux coquettes et qu’au lieu d’être charmées, d’entendre une infinité de maximes de politique, de morale, dont ils étaient remplis, elles s’ennuyaient étrangement et attendaient avec impatience quelque chose de meilleur, c’est-à-dire quelque chose de plus plaisant.

Comme les vices sont plus plaisants que les vertus à ceux qui obéissent à leurs passions, le rôle d’un homme vicieux donne toujours plus de plaisir à la coquette que celui d’un homme vertueux. C’est pourquoi, de deux pièces de théâtre qu’un grand homme composa il y a quelque temps, l’une, dont le premier rôle était un vicieux, réussit admirablement et l’autre qui portait pour titre la vertu opposée à ce vice ne réussit pas, quoique dans mon sentiment cette dernière fût plus remplie de belles choses que la précédente. Vous jugerez bien par là, Timagène, que l’approbation des coquettes est d’un grand poids pour donner du crédit aux ouvrages de cette nature car elles entraînent dans leur sentiment la plupart des hommes qui, voulant leur plaire pour des fins qu’il est aisé de deviner, n’ont garde de leur contraindre.

Ceux qui composent ces ouvrages tombent aussi quelquefois dans cette lâche complaisance et s’attachent à chercher avec soin ce qui peut plaire, sans considérer que, si ce qui peut plaire ne conduit pas à ce qui est honnête, il doit être retranché.

Félix de Juvenel, Portrait de la coquette, Paris, Sercy, 1659.


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