1669

Jean Racine, Les Plaideurs

Paris: C. Barbin, 1669

Rire ou ne pas rire

Racine analyse dans cette préface les réactions inappropriées de certains critiques qui évaluent selon des critères de doctes une comédie que le rire de la salle suffit à justifier.

Au lecteur

Quand je lus Les Guêpes d’Aristophane, je ne songeais guère que j’en dusse faire Les Plaideurs. J’avoue qu’elles me divertirent beaucoup, et que j’y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d’en faire part au public. Mais c’était en les mettant dans la bouche des Italiens, à qui je les avais destinées comme une chose qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel et les larmes de sa famille me semblaient autant d’incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein et fit naître l’envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre théâtre quelque échantillon d’Aristophane. Je ne me rendis pas à la première proposition qu’ils m’en firent. Je leur dis que, quelque esprit que je trouvasse dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle, si j’avais à faire une comédie, et que la régularité de Ménandre et de Térence me semblait bien plus glorieuse, et même plus agréable à imiter, que la liberté de Plaute et d’Aristophane. On me répondit que ce n’était pas une comédie qu’on me demandait, et qu’on voulait seulement voir si les bons mots d’Aristophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainsi moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée.

Cependant la plupart du monde ne se soucie point de l’intention ni de la diligence des auteurs. On examina d’abord mon amusement, comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s’y étaient le plus divertis eurent peur de n’avoir pas ri dans les règles et trouvèrent mauvais que je n’eusse pas songé plus sérieusement à les faire rire. Quelques autres s’imaginèrent qu’il était bienséant à eux de s’y ennuyer et que les matières de palais ne pouvaient pas être un sujet de divertissement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt après jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule de s’y réjouir et ceux qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Versailles, pour se faire honneur.

Ils auraient tort à la vérité s’ils me reprochaient d’avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C’est une langue qui m’est plus étrangère qu’à personne et je n’en ai employé que quelques mots barbares, que je puis avoir retenus dans le cours d’un procès, que ni moi, ni mes juges, n’ont jamais bien entendu.

Si j’appréhende quelque chose, c’est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Aristophane, et l’on doit se souvenir qu’il avait affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que c’était que le sel attique, et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d’une chose, qu’ils n’avaient pas ri d’une sottise.

Pour moi, je trouve qu’Aristophane a eu raison de pousser les choses au-delà du vraisemblable. Les juges de l’Aréopage n’auraient pas peut-être trouvé bon qu’il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs secrétaires et les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d’outrer un peu les personnages pour les empêcher de se reconnaître. Le public ne laissait pas de discerner le vrai au travers du ridicule ; et je m’assure qu’il vaut mieux avoir occupé l’impertinente éloquence de deux orateurs autour d’un chien accusé que si l’on avait mis sur la sellette un véritable criminel et qu’on eût intéressé les spectateurs à la vie d’un homme.

Quoi qu’il en soit, je puis dire que notre siècle n’a pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que, si le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé son but. Ce n’est pas que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde. Mais je me sais quelque gré de l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté un seul de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries, qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré.

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