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1687

Évariste Gherardi, Le Banqueroutier (Prologue)

Arlequin siffleur

L'utilisation du sifflet apparaît à la fin du siècle dans les salles de spectacles. C'est un atout supplémentaire pour le personnage d'Arlequin qui a décidé de perturber la représentation de la comédie à laquelle il assiste:

MEZZETIN.
D'où viens-tu, mon ami ?

ARLEQUIN.
Je viens de la Comédie-italienne. À la fin ces gueux-là ont donné leur Banqueroutier après l'avoir prôné dix-huit mois durant.

MEZZETIN.
Et dis-moi, je t'en prie, est-ce une belle comédie ?

ARLEQUIN.
Ma foi, je ne sais. L'envie que j'avais de critiquer tous les endroits et de passer pour bel esprit m'a empêché de prendre garde à la pièce.

MEZZETIN.
Que vas-tu donc faire à la comédie ?

ARLEQUIN.
Ce que j'y vais faire ? J'y vais pour entrer sans payer, pour faire le bel esprit, pour bien boire et bien manger sans qu'il m'en coûte un double, et pour avoir de l'argent de reste.

MEZZETIN.
Enseigne-moi, je te prie, ce secret-là.

ARLEQUIN.
Voilà comme j'ai fait. J'ai trouvé ce matin un Comédien italien à qui je n'avais jamais parlé. Je l'ai abordé fort honnêtement. Je lui ai dit :"Vous êtes, Monsieur, un illustre comédien, le plus habile homme du siècle. J'aurais besoin de trois billets, pour mener avec moi à votre comédie deux dames de mes amies qui sont grosses de vous voir. - Ah! volontiers, m'a-t-il dit. Il m'a donné trois billets, et j'ai été à la comédie tout seul. Comme des gens s'empressaient à la porte du parterre pour prendre des billets, j'en ai tiré deux à l'écart et je leur ai dit : "Messieurs, j'avais pris deux billets pour deux de mes amis qui ne sont pas venus. Ils sont de trente sols pièce pour l'amphithéâtre. Si vous voulez, je vous donnerai les deux pour trente sols". Ils ont accepté le parti, m'ont donné trente sols, que j'ai mis dans ma poche, et nous sommes rentrés tous trois ensemble à la comédie. Je me suis placé au milieu du premier banc de l'amphithéâtre. D’abord qu’on a levé la toile, je me suis écrié : “Fi ! Quelle vilaine décoration ! Quel diable de barbouilleux a barbouillé cela ? J'en ai vu, sans contredit, de plus belles aux marionnettes. Il n'y a pas là le sens commun. Voyez, ces bruns-là ne sont pas assez clairs, et ces clairs-là ne sont pas assez bruns.". "- Assurément", m'a dit un homme qui était auprès de moi. Remarquez même que ce vert-là n'est pas d'un beau vert de pré". - Apparemment, Monsieur, lui ai-je répliqué, que vous êtes du métier ?" - "Ah! point du tout, Monsieur, m'a-t-il répondu ;je suis teinturier, et je me connais fort bien en couleurs". La comédie a commencé par un acteur et par une actrice. Et moi aussitôt : “Quel méchant comédien ! Qu’il a mauvaise grâce à tout ce qu’il fait ! Qu’il déclame mal ! À le voir, ne diriez-vous pas d'un crieur de vieux passements d'argent ?" - "Il me semble pourtant, m'a dit un homme, que cette comédienne joue assez naturellement". - Oui-da, ai-je reparti aussitôt ; mais elle est trop petite, cela ne remplit point le théâtre". - Mais, Monsieur, m'a-t-il répliqué, si elle est petite, ce n'est pas sa faute". - "Ce n'est pas la mienne non plus, ai-je ajouté. Pour mon argent, je prétends avoir des actrices d'une belle taille, moi". Or vous saurez que ce jour-là les comédiens italiens ont joué la première scène tout en français. Un bourgeois, qui n'avait jamais été à la Comédie italienne que ce jour-là, s'est tourné vers moi et m'a dit d'un ton fort sérieux : "Je m'étonne qu'on dise que l'on n'entend point les comédiens italiens ; voilà une scène dont je n'ai pas perdu un petit mot". Enfin, après avoir donné mon lardon aux acteurs, à la pièce, aux décorations et à tout, j’ai tiré un grand sifflet de ma poche et je me suis mis à siffler comme tous les diables. Il y avait une femme derrière moi qui disait : "Hé! Monsieur, je n'entends rien". - "J'en suis bien fâché, Mademoiselle, ai-je répondu. Je siffle pourtant assez fort pour me faire entendre". D'autres gens me disaient :"D'où vient, Monsieur, que vous sifflez ?" - "Ne voyez-vous pas, ai-je répliqué, que ces linottes-là ont besoin d'être sifflées ?" ** Le premier acte a fini. Le limonadier est venu sur l'amphithéâtre, criant : "De la limondade, Messieurs! des biscuits ! des macarons !" Et moi d'abord : "Hé! maraud, est-ce que tu n'as pas une meilleure comédie à nous donner ?" - "Je ne donne pas la comédie, m'a-t-il dit ; je ne vends que de la limonade". - "Eh bien! voyons si ta limonade vaut mieux que la comédie!" J'en ai bu cinq ou six verres, mangé autant de biscuits et de macarons. Après je lui ai dit : "Va me quérir deux tasses de chocolat ; ta limonade m'a refroidi tout l'estomac." Et pendant son absence, j'ai fait semblant de reconnaître un homme dans le parterre, quoique je n'y connusse personne. Je me suis écrié : "Hé! chevalier, vraiment j'ai quelque chose de conséquence à te dire". J'ai sauté de l'amphithéâtre dans le parterre, je me suis mêlé à la presse. **Et voilà comme j'ai entré à la comédie pour rien, comme j'ai fait le bel esprit, comme j'ai bien bu et bien mangé sans qu'il m'en ait coûté un double, et comme j'ai eu trente sols de reste.

Fatouville, Anne Mauduit de, Le Banqueroutier, « prologue », 1687, dans Évariste Gherardi, Le Théâtre italien, S.T.F.M., 1994, p. 87-92


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